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PLUTON.

Divin messager de Jupiter, vous m'avez rendu la vie. Mais, au nom de notre proche parenté, dites-moi, vous qui êtes le dieu de l'éloquence, comment vous avez souffert qu'il se soit glissé dans l'un et dans l'autre monde une si impertinente manière de parler que celle qui règne aujourd'hui, surtout en ces livres qu'on appelle romans; et comment vous avez permis que les plus grands héros de l'antiquité parlassent ce langage.

MERCURE.

Hélas! Apollon et moi, nous sommes des dieux qu'on n'invoque presque plus: et la plupart des écrivains d'aujourd'hui ne connoissent pour leur véritable patron qu'un certain Phébus, qui est bien le plus impertinent personnage qu'on puisse voir. Du reste, je viens vous avertir qu'on vous a joué une pièce.

PLUTON.

Une pièce à moi ! Comment?

MERCURE.

Vous croyez que les vrais héros sont venus ici?

PLUTON.

Assurément, je le crois, et j'en ai de bonnes preuves, puisque je les tiens encore ici tous renfermés dans les galeries de mon palais.

MERCURE.

Vous sortirez d'erreur, quand je vous dirai que c'est une troupe de faquins, ou plutôt de fantômes chimériques, qui, n'étant que de fades copies de beaucoup de personnages modernes, ont eu pourtant l'audace de prendre le nom des plus grands héros de l'antiquité, mais dont la vie a été fort courte, et qui errent maintenant sur les bords du Cocyte et du Styx. Je m'étonne que vous y ayez été trompé. Ne voyez-vous pas que ces gens-là n'ont nul caractère des héros? Tout ce qui les soutient aux yeux des hommes, c'est un certain oripeau et un faux clinquant de paroles, dont les ont habillés ceux qui ont écrit leur vie, et qu'il n'y a qu'à leur ôter pour les faire paroître tels qu'ils sont. J'ai même amené des champs Élysées en venant ici, un François, pour les reconnoître quand ils seront dépouillés; car je me persuade que vous consentirez sans peine qu'ils le soient.

PLUTON.

J'y consens si bien que je veux que sur-le-champ la chose ici soit exécutée. Et pour ne point perdre de temps, gardes, qu'on les fasse de ce pas sortir tous de mes galeries par les portes dérobées, et qu'on les

Au lieu de ceci et des lignes précédentes, on lit dans SaintÉvremond (p. 23):

SCARRON qui se lère. Je vous demande grâce pour eux; je les

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PLUTON.

Tu vas voir accommoder tes bourgeois de toutes pièces. Allons, qu'on ne les épargne point, et qu'après qu'ils auront été abondamment fustigés, on me les conduise tous, sans différer, droit aux bords du fleuve de Léthé 1; puis, lorsqu'ils y seront arrivés, qu'on me les jette tous, la tête la première, dans l'endroit du fleuve le plus profond, eux, leurs billets doux, leurs lettres galantes, leurs vers passionnés, avec tous les nombreux volumes, ou, pour mieux dire, les monceaux de ridicule papier où sont écrites leurs histoires. Marchez donc, faquins, autrefois si grands héros. Vous voilà arrivés à votre fin, ou, pour mieux dire, au dernier acte de la comédie que vous avez jouée si peu de temps.

CHŒUR DE IEROS, s'en allant chargés d'escourgées Ah! La Calprenède! Ah! Scudéri !

PLUTON.

Eh! que ne les tiens-je! que ne les tiens-je! Ce n'est pas tout, Minos. Il faut que vous vous en alliez tout de ce pas donner ordre que la même justice se fasse sur tous leurs pareils dans les autres provinces de mon royaume.

MINOS.

Je me charge avec plaisir de cette commission.

MERCURE.

Mais voici les véritables héros qui arrivent, et qui demandent à vous entretenir. Ne voulez-vous pas qu'on les introduise?

PLUTON.

Je serai ravi de les voir; mais je suis si fatigué des sottises que m'ont dites tous ces impertinens usurpateurs de leurs noms, que vous trouverez bon qu'avant tout j'aille faire un somme.

DISCOURS SUR LA SATIRE

QUAND je donnai la première fois mes satires au public, je m'étois bien préparé au tumulte que l'impressior. de mon livre a excité sur le Parnasse. Je savois que la nation des poëtes, et surtout des mauvais poëtes, est une nation farouche qui prend feu aisément, et que ces esprits avides de louanges ne digéreroient pas facilement une raillerie, quelque douce qu'elle pût être. Aussi oserai-je dire, à mon avantage, que j'ai regardé avec des yeux assez stoïques les libelles diffamatoires qu'on a publiés contre mois. Quelques calomnies dont on ait voulu me noircir, quelques faux bruits qu'on ait semés de ma personne, j'ai pardonné sans peine ces petites vengeances au déplaisir d'un auteur irrité, qui se voyoit attaqué par l'endroit le plus

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sensible d'un poëte, je veux dire par ses ouvrages. Mais j'avoue que j'ai été un peu surpris du chagrin bizarre de certains lecteurs 6, qui, au lieu de se divertir d'une querelle du Parnasse dont ils pouvoient être spectateurs indifférens, ont mieux aimé prendre parti et s'affliger avec les ridicules 7, que de se réjouir avec les honnêtes gens. C'est pour les consoler que j'ai com posé ma neuvième satire, où je pense avoir montré assez clairement que, sans blesser l'État ni sa conscience, on peut trouver de méchans vers méchans, et s'ennuyer de plein droit à la lecture d'un sot livre. Mais puisque ces messieurs ont parlé de la liberté que je me suis donnée de nommer, comme d'un attentat inouï et sans exemples, et que des exemples ne se peu

Lecteurs... de 1674 à 1682: certains auteurs... de 1683 à 4713 certains lecteurs...

(n voit dans ces variations les essais timides d'un bourgeois qui craint de blesser un grand. Nous voulons parler du duc de Montausier qu'on eût pu croire désigné par le mot lecteurs. li passait pour un des hommes de la cour qui avaient le plus de vertu, mais sa vertu était fort peu tolérante, excepté toutefois, si l'on en croit plusieurs contemporains, pour les plaisirs du maître. Ce seigneur, qui aurait voulu envoyer aux galères les poêtes satiriques, trouvait fort mauvais, selon mademoiselle de Motteville, qu'on blåmât les dames qui avaient de la complaisance pour le roi. B.-S.-P. Voyez satire 1x, page 31, note 6, épître vi, page 72, note 8, et à la Correspondance, la lettre à Brossette du 5 de juillet 1703.

7 Voyez page 8, note 3.

vent pas mettre en rimes, il est bon d'en dire ici un mot pour les instruire d'une chose qu'eux seuls veulent ignorer, et leur faire voir qu'en comparaison de tous mes confrères les satiriques j'ai été un poëte fort retenu.

Et pour commencer par Lucilius 1, inventeur de la satire, quelle liberté, ou plutôt quelle licence ne s'estil point donnée dans ses ouvrages? Ce n'étoit pas seulement des poëtes et des auteurs qu'il attaquoit, c'étoit des gens de la première qualité de Rome; c'étoit des personnes consulaires. Cependant Scipion et Lélius ne jugèrent pas ce poëte, tout déterminé rieur qu'il étoit, indigne de leur amitié, et vraisemblablement, dans les occasions ils ne lui refusèrent pas leurs conseils sur ses écrits, non plus qu'à Térence 2. Ils ne s'avisèrent point de prendre le parti de Lupus et de Métellus qu'il avoit joués dans ses satires, et ils ne crurent pas lui donner rien du leur en lui abandonnant tous les ridicules de la république :

Num Lælius, aut qui
Duxit ob oppressa meritum Carthagine nomen;
Ingenio offensi, aut læso doluere Metello,
Famosisve Lupo cooperto versibus ?

En effet, Lucilius n'épargnoit ni petits ni grands, et souvent des nobles et des patriciens il descendoit jusqu'à la lie du peuple :

Primores populi arripuit, populumque tributim.

On me dira que Lucilius vivoit dans une république, où ces sortes de libertés peuvent être permises. Voyons donc Horace, qui vivoit sous un empereur, dans les commencemens d'une monarchie, où il est bien plus dangereux de rire qu'en un autre temps. Qui ne nomme-t-il point dans ses satires? Et Fabius le grand causeur, et Tigellius le fantasque, et Nasidienus le ridicule, et Nomentanus le débauché, et tout ce qui vient au bout de sa plume. On me répondra que ce sont des noms supposés. Oh! la belle réponse! comme si ceux qu'il attaque n'étoient pas des gens connus d'ailleurs! comme si l'on ne savoit pas que Fabius étoit un chevalier romain qui avoit composé un livre de droit; que Tigellius fut en son temps un musicien chéri d'Auguste; que Nasidienus Rufus étoit un ridicule célèbre dans Rome; que Cassius Nomentanus étoit un des plus fameux débauchés de l'Italie! Certainement il faut

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que ceux qui parlent de la sorte n'aient pas fort lu les anciens, et ne soient pas fort instruits des affaires de la cour d'Auguste. Horace ne se contente pas d'appeler les gens par leur nom; il a si peur qu'on ne les méconnoisse, qu'il a soin de rapporter jusqu'à leur surnom, jusqu'au métier qu'ils faisoient, jusqu'aux charges qu'ils avoient exercées. Voyez, par exemple, comme il parle d'Aufidius Luscus, préteur de Fondi.

Fundos, Aufidio Lusco prætore, libenter
Linquimus, insani ridentes præmia scribæ,
Prætextam, et latum clavum 7, etc.

« Nous abandonnâmes, dit-il, avec joie le bourg de Fondi, dont étoit préteur un certain Aufidius Luscus; mais ce ne fut pas sans avoir bien ri de la folie de ce préteur, auparavant commis, qui faisoit le sénateur et l'homme de qualité. »

Peut-on désigner un homme plus précisément? et les circonstances seules ne suffisoient-elles pas pour le faire reconnoître? On me dira peut-être qu'Aufidius étoit mort alors; mais Horace parle là d'un voyage fait depuis peu. Et puis, comment mes censeurs répondront-ils à cet autre passage:

Turgidus Alpinus jugulat dum Memnona, dumque Diffingit Rheni luteum caput, hæc ego ludo".

« Pendant, dit Horace, que ce poëte enflé d'Alpinus égorge Memnon dans son poëme, et s'embourbe dans la description du Rhin, je me joue en ces satires. »

Alpinus vivoit donc du temps qu'Horace se jouoit en ces satires; et si Alpinus en cet endroit est un nom supposé, l'auteur du poëme de Memnon pouvoit-il s'y méconnoitre? Horace, dira-t-on, vivoit sous le règne du plus poli de tous les empereurs; mais vivons-nous sous un règne moins poli? et veut-on qu'un prince qui a tant de qualités communes avec Auguste soit moins dégoûté que lui des méchans livres, et plus rigoureux envers ceux qui les blament?

Examinons pourtant Perse 9, qui écrivoit sous le règne de Néron. Il ne raille pas simplement les ouvrages des poëtes de son temps, il attaque les vers de Néron même. Car enfin tout le monde sait, et toute la cour de Néron le savoit, que ces quatre vers, Torva Mimalloneis, etc., dont Perse fait une raillerie si amère dans sa première satire, étoient des vers de Néron 10. Cependant on ne remarque point que Néron, tout Néron

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qu'il étoit, ait fait punir Perse 1; et ce tyran, ennemi de la raison, et amoureux, comme on sait, de ses ouvrages, fut assez galant homme pour entendre raillerie sur ses vers, et ne crut pas que l'empereur, en cette occasion, dût prendre les intérêts du poëte.

Pour Juvénal, qui florissoit sous Trajan, il est un peu plus respectueux envers les grands seigneurs de son siècle. Il se contente de répandre l'amertume de ses satires sur ceux du règne précédent; mais, à l'égard des auteurs, il ne les va point chercher hors de son siècle. A peine est-il entré en matière, que le voilà en mauvaise humeur contre tous les écrivains de son temps. Demandez à Juvénal ce qui l'oblige de prendre la plume. C'est qu'il est las d'entendre et la Théséide de Codrus, et l'Oreste de celui-ci, et le Télèphe de cet autre, et tous les poëtes enfin, comme il dit ailleurs, qui récitoient leurs vers au mois d'août :

..... Et augusto recitantes mense poetas 3.

Tant il est vrai que le droit de blâmer les auteurs est un droit ancien, passé en coutume parmi tous les satiriques, et souffert dans tous les siècles!

Que s'il faut venir des anciens aux modernes, Régnier, qui est presque notre seul poëte satirique, a été véritablement un peu plus discret que les autres. Cela n'empêche pas néanmoins qu'il ne parle hardiment de Gallets, ce célèbre joueur, qui assignoit ses créanciers sur sept et quatorze, et du sieur de Provins, qui avoit changé son balandran en manteau court; et du Cousin, qui abandonnoit sa maison de peur de la réparer 7; et de Pierre du Puis, et de plusieurs autres.

Que répondront à cela mes censeurs? Pour peu qu'on les presse, ils chasseront de la république des lettres tous les poëtes satiriques, comme autant de perturbateurs du repos public. Mais que diront-ils de Virgile, le sage, le discret Virgile, qui, dans une

En 1668, il y a ... ait envoyé Perse aux galères, et ce tyran... Allusion au mot cité p. 34, note 6. Cette allusion fut supprimée dans l'édition des œuvres complètes de Boileau de 1668, quoique la réconciliation de Montausier et de l'auteur n'ait eu lieu qu'après 1683.

Decimus ou Decius Junius Juvenalis, avait été avocat avant de composer des vers et vécut, dit-on, sous douze empereurs. II vivait vers la fin du premier siècle de l'ère vulgaire et mourut exilé en Égypte.

3 Juvénal, satire 1, vers 1.

Voyez Art poétique, chant II, p. 97, note 10.
Voyez satire vi, p. 28, note 6.

Casaque de campagne. BOILEAU, 1713. - Régnier (satire xiv, vers 134) dit au contraire que Provius changea son manteau en balandran; mais le sens de sa phrase est assez obscur pour justifier la méprise de Boileau. B.-S.-P.

7 Pour ces citations, voyez Régnier, satire XIV, vers 115 et suiv., et satire vi, vers 72.

Eglogue (vers 90). BOILEAU, 1713.

Honoratus-Maurus Servius, grammairien du cinquième siècle

églogue, où il n'est pas question de satire, tourne d'un seul vers deux poëtes de son temps en ridicule?

Qui Bavium non odit, amet tua carmina, Mavi, dit un berger satirique dans cette églogue. Et qu'on ne me dise point que Bavius et Mævius en cet endroit sont des noms supposés, puisque ce serait donner un trop cruel démenti au docte Servius, qui assure positivement le contraire. En un mot, qu'ordonneront mes censeurs de Catulle, de Martial, et de tous les poëtes de l'antiquité, qui n'en ont pas usé avec plus de discrétion que Virgile? Que penseront-ils de Voiture 10 qui n'a point fait conscience de rire aux dépens du célèbre Neuf-Germain ", quoique également recommandable par l'antiquité de sa barbe et par la nouveauté de sa poésie? Le banniront-ils du Parnasse, lui et tous les poëtes de l'antiquité, pour établir la sûreté des sots et des ridicules? Si cela est, je me consolerai aisément de mon exil : il y aura du plaisir à être relégué en si bonne compagnie. Raillerie à part, ces messieurs veulent-ils être plus sages que Scipion et Lælius, plus délicats qu'Auguste, plus cruels que Néron? Mais eux qui sont si rigoureux envers les critiques, d'où vient cette clémence qu'ils affectent pour les méchans auteurs? Je vois bien ce qui les afflige; ils ne veulent pas être détrompés 12. Il leur fâche d'avoir admiré sérieusement des ouvrages que mes satires exposent à la risée de tout le monde, et de se voir condamnés à oublier dans leur vieillesse ces mêmes vers qu'ils ont autrefois appris par cœur comme des chefsd'œuvre de l'art. Je les plains sans doute; mais quel remède? Faudra-t-il, pour s'accommoder à leur goût particulier, renoncer au sens commun? Faudra-t-il applaudir indifféremment à toutes les impertinences qu'un ridicule aura répandues sur le papier? Et au lieu qu'en certains pays on condamnoit les méchans poëtes à effacer leurs écrits avec la langue 13, les livres

qui a commenté Virgile. Son commentaire a été imprimé à Venise en 1475, in-folio.

10 Voyez satire 1, p. 19, note 9. 11 Voyez satire 1x, p. 33, note 9.

12 Selon M. de Saint-Surin, dans l'édition in-16, publiée séparément en 1668, au lieu de il leur fäche... jusqu'à asile inviolable, il y a 11 leur fâche d'avoir estimé des choses que mes satires font mépriser, et d'avoir récité en bonne compagnie des vers que j'ai fait passer pour ridicules; mais à la fin ils m'en sauront bon gré, ils me seront obligés de leur avoir ouvert les yeux et d'avoir démasqué des singes qui n'étoient beaux que sous des visages empruntés. Doit-on trouver mauvais que j'examine les auteurs avec rigueur? Un livre sera-t-il un asile inviolable?... »

15 C'est à Lyon, dans un temple dédié à Auguste que Caligula établit des combats d'éloquence, avec la condition, pour ceux dont les ouvrages seraient mauvais, de les effacer avec la langue, ou d'être battus de verges, ou mème d'être jetés dans le Rhône. L'église Saint-Martin d'Ainay a été construite sur l'emplacement de ce temple au onzième siècle, et on y voit encore deux des colonnes de l'ancien édifice, colonnes qui, aujourd'hui, en font quatre.

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