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Mais examinons un peu cette histoire en elle-même. Sans mentir, j'ai de la peine à souffrir le sérieux avec lequel Arioste écrit un conte si bouffon. Vous diriez que non-seulement c'est une histoire très-véritable, mais que c'est une chose très-noble et très-héroïque qu'il va raconter; et certes, s'il vouloit décrire les exploits d'un Alexandre ou d'un Charlemagne, il ne débuteroit pas plus gravement.

Astolfo, re de' Longobardi, quello

A cui lasciò il fratel monaco il regno,
Fu nella giovinezza sua sì bello,

Che mai poch' altri giunsero a quel segno.
N'avria a fatica un tal fatto a pennello
Apelle, o Zeusi, o se v' è alcun più degno'.

Le bon messer Ludovico ne se souvenoit pas, ou plutôt ne se soucioit pas du précepte de son Horace:

Versibus exponi tragicis res comica non vult. Cependant il est certain que ce précepte est fondé sur la pure raison, et que, comme il n'y a rien de plus froid que de conter une chose grande en style bas, aussi n'y a-t-il rien de plus ridicule que de raconter une histoire comique et absurde en termes graves et sérieux, à moins que ce sérieux ne soit affecté tout exprés pour rendre la chose encore plus burlesque. Le secret donc, en contant une chose absurde, est de s'énoncer d'une telle manière que vous fassiez concevoir au lecteur que vous ne croyez pas vous-même la chose que vous lui contez: car alors il aide lui-même à se décevoir, et ne songe qu'à rire de la plaisanterie agréable d'un auteur qui se joue et ne lui parle pas tout de bon. Et cela est si véritable, qu'on dit même assez souvent des choses qui choquent directement la raison, et qui ne laissent pas néanmoins de passer, à cause qu'elles excitent à rire. Telle est cette hyperbole d'un ancien poëte comique pour se moquer d'un homme qui avoit une terre de fort petite étendue : « Il possédoit, dit ce poëte, une terre à la campagne, « qui n'étoit pas plus grande qu'une épitre de Lacédé

monien. » Y a-t-il rien, ajoute un ancien rhéteur3, de plus absurde que cette pensée? Cependant elle ne laisse pas de passer pour vraisemblable, parce qu'elle touche la passion, je veux dire qu'elle excite à rire. Et n'est-ce pas en effet ce qui a rendu si agréables certaines lettres de Voiture, comme celles du brochet et de la berne, dont l'invention est absurde d'elle

Orlando furioso, cant. XXVIII, ott. Iv.

Art poétique, vers 89.

Longin, Traité du Sublime, chapitre xxx1, vers la fin. Voyez plus loin, la traduction de Boileau.

Lettres 9 et 143. OEuvres de Voiture, édition Pinchesne, Paris, 1691, in-12, t. I, p. 19 et 303.

même, mais dont il a caché les absurdités par l'eps. jouement de sa narration, et par la manière plaisante dont il dit toutes choses? C'est ce que M. D. L. F5. a observé dans sa nouvelle : il a cru que, dans un conte comme celui de Joconde, il ne falloit pas badiner sérieusement. Il rapporte, à la vérité, des aventures extravagantes; mais il les donne pour telles : partout il rit et il joue; et si le lecteur lui veut faire un procès sur le peu de vraisemblance qu'il y a aux choses qu'il raconte, il ne va pas, comme Arioste, les appuyer par des raisons forcées et plus absurdes encore que la chose même, mais il s'en sauve en riant et en se jouant du lecteur; qui est la route qu'on doit tenir en ces rencontres :

Ridiculum acri

Fortius et melius magnas plerumque secat res®.

Ainsi, lorsque Joconde, par exemple, trouve sa femme couchée entre les bras d'un valet, il n'y a pas d'apparence que, dans la fureur, il n'éclate contre elle, ou du moins contre ce valet. Comment est-ce donc qu'Arioste sauve cela? il dit que la violence de l'amour ne lui permit pas de faire déplaisir à sa femme.

Ma, dall' amor che porta, al suo dispetto,
All' ingrata moglie, li fu interdetto 7.

Voilà, sans mentir, un amant bien parfait; et Céladon ni Sylvandre ne sont jamais parvenus à ce haut degré de perfection. Si je ne me trompe, c'étoit bien plutôt là une raison, non-seulement pour obliger Joconde à éclater, mais c'en étoit assez pour lui faire poignarder dans la rage sa femme, son valet et soi-même, puisqu'il n'y a point de passion plus tragique et plus violente que la jalousie qui naît d'une extrême amour. Et certainement, si les hommes les plus sages et les plus modérés ne sont pas maîtres d'eux-mêmes dans la chaleur de cette passion, et ne peuvent s'empêcher quelquefois de s'emporter jusqu'à l'excès pour des sujets fort légers, que devoit faire un jeune homme comme Joconde, dans les premiers accès d'une jalousie aussi bien fondée que la sienne? Étoit-il en état de garder encore des mesures avec une perfide, pour qui il ne pouvoit plus avoir que des sentimens d'horreur et de mépris? M. D. L. F. a bien vu l'absurdité qui s'ensuivoit de là; il s'est donc bien gardé de faire

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comme Arioste, Joconde amoureux d'une amour romanesque et extravagante; cela ne serviroit de rien, et une passion comme celle-là n'a point de rapport avec le caractère dont Joconde nous est dépeint, ni avec ses aventures amoureuses. Il l'a donc représenté seulement comme un homme persuadé à fond de la vertu et de l'honnêteté de sa femme, ainsi, quand il vient à reconnoître l'infidélité de cette femme, il peut fort bien, par un sentiment d'honneur, comme le suppose M. D. L. F., n'en rien témoigner, puisqu'il n'y a rien qui fasse plus de tort à un homme d'honneur, en ces sortes de rencontres, que l'éclat.

Tous deux dormoient dans cet abord Joconde
Voulut les envoyer dormir en l'autre monde;
Mais cependant il n'en fit rien,

Et mon avis est qu'il fit bien.

Le moins de bruit que l'on peut faire,

En telle affaire,

Est le plus sûr de la moitié.

Soit par prudence ou par pitié,

Le Romain ne tua personne, etc.

Que si Arioste n'a supposé l'extrême amour de Joconde que pour fonder la maladie et la maigreur qui lui vint ensuite, cela n'étoit point nécessaire, puisque la seule pensée d'un affront n'est que trop suffisante pour faire tomber malade un homme de cœur. Ajoutez à toutes ces raisons que l'image d'un honnête homme, lâchement trahi par une ingrate qu'il aime, tel que Joconde nous est représenté dans l'Arioste, a quelque chose de tragique et qui ne vaut rien dans un conte pour rire au lieu que la peinture d'un mari qui se résout à souffrir discrètement les plaisirs de sa femme, comme l'a dépeint M. D. L. F., n'a rien que de plaisant et d'agréable; et c'est le sujet ordinaire de nos comédies 2.

:

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voilà-t-il pas une invention bien agréable? Et le saint sacrement n'est-il pas là bien placé? Il n'y a que la licence italienne qui puisse mettre une semblable impertinence à couvert; et de pareilles sottises ne se souffrent point en latin ni en françois. Mais comment est-ce qu'Arioste sauvera toutes les autres absurdités qui s'ensuivent de là? Où est-ce que Joconde trouve si vite une hostie sacrée pour faire jurer le roi? Et quelle apparence qu'un roi s'engage ainsi légèrement à un simple gentilhomme, par un serment si exécrable? Avouons que M. D. L. F. s'est bien plus sagement tiré de ce pas par la plaisanterie de Joconde qui propose au roi, pour le consoler de cet accident, l'exemple des rois et des Césars qui avoient souffert un semblable malheur avec une constance toute héroïque; et peut-on en sortir plus agréablement qu'il ne fait par ces vers?

Mais bientôt il le prit en homme de courage,
En galant homme, et, pour le faire court,
En véritable homme de cour.

Ce trait ne vaut-il pas mieux lui seul que tout le sérieux de l'Arioste? Ce n'est pas pourtant qu'Arioste n'ait cherché le plaisant autant qu'il a pu; et on peut dire de lui ce que Quintilien dit de Démosthène : NON DISPLICUISSE ILLI JOCOS, SED NON CONTIGISSE 6, qu'il ne fuyoit pas les bons mots, mais qu'il ne les trouvoit pas : car quelquefois de la plus haute gravité de son style il tombe dans des bassesses à peine dignes du burlesque. En effet, qu'y a-t-il de plus ridicule que cette longue généalogie qu'il fait du reliquaire que Joconde reçut de sa femme, en partant? Cette raillerie contre la religion n'est-elle pas bien en son lieu"! Que peut-on voir de plus sale que cette métaphore ennuyeuse, prise de l'exercice des chevaux, de laquelle Astolfe et Joconde se servent pour se reprocher l'un à l'autre leur paillardise? Que peut-on imaginer de plus froid que cette équivoque qu'il emploie à propos du retour de Joconde à Rome? On croyoit, dit-il, qu'il étoit allé à Rome, et il étoit allé à Corneto:

Credeano che da lor si fosse tolto
Per gire a Roma, e gito era a Corneto.

4 Le latin, dans les mots, brave l'honnêteté.

Art poétique, chant II, vers 175, page 98. Apparemment dans la chapelle du palais d'Astolphe. Daunou. Inst. Orat., 1. VI, ch. 1. Voyez aussi, plus loin, Longin, ch. XXVII.

1 « Ce n'est plus ici la langue que le censeur ne connaît pas, ce sont les mœurs du pays et du siècle. En Italie, pourvu que l'on reconnut l'autorité du pape, on a toujours été très-coulant sur ces sortes d'objets. » Ginguené, tome IV, p. 452, note 1.

Léon X, par un bref du 20 de juin 1515, bref rédigé par le cardinal Bembo, et que cite M. Daunou, autorise l'impression de Roland furieux, et dit que cette publication est une chose juste et honnête.

Si M. D. L. F. avoit mis une semblable sottise dans toute sa pièce, trouveroit-il grâce auprès de ses censeurs? et une impertinence de cette force n'auroit-elle pas été capable de décrier tout son ouvrage, quelques beautés qu'il eût eues d'ailleurs? Mais certes il ne falloit pas appréhender cela de lui. Un homme formé, comme je vois bien qu'il l'est, au goût de Térence et de Virgile, ne se laisse pas emporter à ces extravagances italiennes, et ne s'écarte pas ainsi de la route du bon sens. Tout ce qu'il dit est simple et naturel et ce que j'estime surtout en lui, c'est une certaine naïveté de langage que peu de gens connoissent, et qui fait pourtant tout l'agrément du discours; c'est cette naïveté inimitable qui a été tant estimée dans les écrits d'Horace et de Térence, à laquelle ils se sont étudiés particulièrement, jusqu'à rompre pour cela la mesure de leurs vers, comme a fait M. D. L. F. en beaucoup d'endroits. En effet, c'est ce MOLLE et ce FACETUM qu'Horace a attribués à Virgile, et qu'Apollon ne donne qu'à ses favoris. En voulez-vous des exemples?

Marié depuis peu : content, je n'en sais rien.
Sa femme avoit de la jeunesse,

De la beauté, de la délicatesse;

Il ne tenoit qu'à lui qu'il ne s'en trouvât bien.

S'il eût dit simplement que Joconde vivoit content avec sa femme, son discours auroit été assez froid; mais par ce doute où il s'embarrasse lui-même, et qui ne veut pourtant dire que la même chose, il enjoue sa narration, et occupe agréablement le lecteur. C'est ainsi qu'il faut juger de ces vers de Virgile dans une de ses églogues, à propos de Médée, à qui une fureur d'amour et de jalousie avoit fait tuer ses enfans:

Crudelis mater magis, an puer improbus ille?
Improbus ille puer, crudelis tu quoque mater.

Il en est de même encore de cette réflexion que fait M. D. L. F. à propos de la désolation que fait paroître la femme de Joconde, quand son mari est prêt à partir:

Vous autres bonnes gens cussiez cru que la dame,
Une heure après eût rendu l'ame;

Moi qui sais ce que c'est que l'esprit d'une femme, etc.

Je pourrois vous montrer beaucoup d'endroits de la même force; mais cela ne serviroit de rien pour convaincre votre ami. Ces sortes de beautés sont de celles qu'il faut sentir, et qui ne se prouvent point. C'est ce je ne sais quoi qui nous charme, et sans lequel la beauté même n'auroit ni grace ni beauté. Mais, après tout, c'est un je ne sais quoi; et si votre ami est aveu

1 C'est le seul endroit où j'aie vu enjouer employé activement: cela ne suffit pas pour faire autorité. Saint-Marc.

gle, je ne m'engage pas à lui faire voir clair; et c'est aussi pourquoi vous me dispenserez, s'il vous plaît, de répondre à toutes les vaines objections qu'il vous a faites. Ce seroit combattre des fantômes qui s'évanouissent d'eux-mêmes; et je n'ai pas entrepris de dissiper toutes les chimères qu'il est d'humeur à se former dans l'esprit.

Mais il y a deux difficultés, dites-vous, qui vous ont été proposées par un fort galant homme, et qui sont capables de vous embarrasser. La première regarde l'endroit où ce valet d'hôtellerie trouve le moyen de coucher avec la commune maîtresse d'Astolfe et de Joconde, au milieu de ses deux galans. Cette aventure, dit-on, paroît mieux fondée dans l'original, parce qu'elle se passe dans une hôtellerie où Astolfe et Joconde viennent d'arriver fraîchement, et d'où ils doivent partir le lendemain; ce qui est une raison suffisante pour obliger ce valet à ne point perdre de temps, et à tenter ce moyen, quelque dangereux qu'il puisse être, pour jouir de sa maîtresse, parce que, s'il laisse échapper cette occasion, il ne la pourra plus recouvrer; au lieu que, dans la nouvelle de M. de La Fontaine, tout ce mystère arrive chez un hôte où Astolfe et Joconde font un assez long séjour. Ainsi ce valet logeant avec celle qu'il aime, et étant avec elle tous les jours, vraisemblablement il pouvoit trouver d'autres voies plus sûres pour coucher avec elle, que celle dont il se sert.

A cela je réponds que si ce valet a recours à celle-ci, c'est qu'il n'en peut imaginer de meilleure, et qu'un gros brutal, tel qu'il nous est représenté par M. D. L. F., et tel qu'il devoit être en effet pour faire une entreprise comme celle-là, est fort capable de hasarder tout pour se satisfaire, et n'a pas toute la prudence que pourroit avoir un honnête homme. Il y auroit quelque chose à dire si M. D. L. F. nous l'avoit représenté comme un amoureux de roman, tel qu'il est dépeint dans Arioste, qui n'a pas pris garde que ces paroles de tendresse et de passion qu'il lui met dans la bouche sont fort bonnes pour un Tircis, mais ne conviennent pas trop bien à un muletier. Je soutiens en second lieu que la même raison qui, dans Arioste, empêche tout un jour ce valet et cette fille de pouvoir exécuter leur volonté, cette même raison, dis-je, a pu subsister plusieurs jours, et qu'ainsi, étant continuellement observés l'un et l'autre par les gens d'Astolfe et de Joconde, et par les autres valets de l'hôtellerie, il n'est pas en leur pouvoir d'accomplir leur dessein, si ce n'est la nuit. Pourquoi donc, me direz-vous, M. D. L. F.

Églogue vin, vers 49-50.

n'a-t-il point exprimé cela? Je soutiens qu'il n'étoit point obligé de le faire, parce que cela se suppose aisément de soi-même, et que tout l'artifice de la narration consiste à ne marquer que les circonstances qui sont absolument nécessaires. Ainsi, par exemple, quand je dis qu'un tel est de retour de Rome, je n'ai que faire de dire qu'il y étoit allé, puisque cela s'ensuit de là nécessairement. De même, lorsque, dans la nouvelle de M. D. L. F., la fille dit au valet qu'elle ne lui peut pas accorder sa demande, parce que, si elle le faisoit, elle perdroit infailliblement l'anneau qu'Astolfe et Joconde lui avoient promis, il s'ensuit de là infailliblement qu'elle ne lui pouvoit accorder cette demande sans être découverte, autrement l'anneau n'auroit couru aucun risque.

Qu'étoit-il donc besoin que M. D. L. F. allât perdre en paroles inutiles le temps qui est si cher dans une narration? On me dira peut-être que M. D. L. F., après tout, n'avoit que faire de changer ici l'Arioste. Mais qui ne voit, au contraire, que par là il a évité une absurdité manifeste, c'est à savoir ce marché qu'Astolfe et Joconde font avec leur hôte, par lequel ce père vend sa fille à beaux deniers comptans? En effet, ce marché n'a-t-il pas quelque chose de choquant ou plutôt d'horrible? Ajoutez que dans la nouvelle de M. de La Fontaine, Astolfe et Joconde sont trompés bien plus plaisamment, parce qu'ils regardent tous deux cette fille qu'ils ont abusée comme une jeune innocente à qui ils ont donné, comme il dit,

La première leçon du plaisir amoureux.

Au lieu que, dans Arioste, c'est une infâme qui va courir le pays avec eux, et qu'ils ne sauroient regarder que comme une g.... publique 1.

Je viens à la seconde objection. Il n'est pas vraisemblable, vous a-t-on dit, que quand Astolfe et Joconde prennent résolution de courir ensemble le pays, le roi, dans la douleur où il est, soit le premier qui s'avise d'en faire la proposition, et il semble qu'Arioste ait mieux réussi de la faire faire par Joconde. Je dis que c'est tout le contraire, et qu'il n'y a point d'apparence qu'un simple gentilhomme fasse à un roi une proposition si étrange que celle d'abandonner son royaume, et d'aller exposer sa personne en des pays éloignés, puisque même la seule pensée en est coupable; au lieu qu'il peut fort bien tomber dans l'esprit d'un roi qui se voit sensiblement outragé en son honneur, et qui ne sauroit plus voir sa femme qu'avec

chagrin, d'abandonner sa cour pour quelque temps, afin de s'ôter de devant les yeux un objet qui ne lui peut causer que de l'ennui.

Si je ne me trompe, monsieur, voilà vos doutes assez bien résolus. Ce n'est pas pourtant que de là je veuille inférer que M. D. L. F. ait sauvé toutes les absurdités qui sont dans l'histoire de Joconde; il y auroit eu de l'absurdité à lui-même d'y penser. Ce seroit vouloir extravaguer sagement, puisqu'en effet toute cette histoire n'est autre chose qu'une extravagance assez ingénieuse, continuée depuis un bout jusqu'à l'autre. Ce que j'en dis n'est seulement que pour vous faire voir qu'aux endroits où il s'est écarté de l'Arioste, bien loin d'avoir fait de nouvelles fautes, il a rectifié celles de cet auteur. Après tout, néanmoins, il faut avouer que c'est à Arioste qu'il doit sa principale invention. Ce n'est pas que les choses qu'il a ajoutées de luimême ne pussent entrer en parallèle avec tout ce qu'il y a de plus ingénieux dans l'histoire de Joconde. Telle est l'invention du livre blanc que nos deux aventuriers emportérent pour mettre les noms de celles qui ne seroient pas rebelles à leurs vœux; car cette badinerie me semble bien aussi agréable que tout le reste du conte. Il n'en faut pas moins dire de cette plaisante contestation qui s'émeut entre Astolfe et Joconde, pour le pucelage de leur commune maîtresse, qui n'étoit pourtant que les restes d'un valet; mais, monsieur, je ne veux point chicaner mal à propos. Donnons, si vous voulez, à Arioste toute la gloire de l'invention; ne lui dénions pas le prix qui lui est justement dû pour l'élégance, la netteté et la brièveté inimitable avec laquelle il dit tant de choses en si peu de mots; ne rabaissons point malicieusement, en faveur de notre nation, le plus ingénieux auteur des derniers siècles: mais que les graces et les charmes de son esprit ne nous enchantent pas de telle sorte qu'ils nous empêchent de voir les fautes de jugement qu'il a faites en plusieurs endroits; et quelque harmonie de vers dont il nous frappe l'oreille, confessons que M. D. L. F. ayant compté plus plaisamment une chose très-plaisante, il a mieux compris l'idée et le caractère de la narration.

Après cela, monsieur, je ne pense pas que vous voulussiez exiger de moi de vous marquer ici exactement tous les défauts qui sont dans la pièce de M. Bouillon. J'aimerois autant être condamné à faire l'analyse exacte d'une chanson du pont Neuf par les règles de la poétique d'Aristote. Jamais style ne fut

Le mot est en toutes lettres dans les éditions de 1669 à 1700. Brossette et tous les autres éditeurs ont mis comme une aban

donnée. Mais qu'est-ce qu'une infâme qu'on regarde comme une abandonnée? B.-S.-P.

plus vicieux que le sien, et jamais style ne fut plus éloigné de celui de M. D. L. F. Ce n'est pas, monsieur, que je veuille faire passer ici l'ouvrage de M. D. L. F. pour un ouvrage sans défauts; je le tiens assez galant homme pour tomber d'accord lui-même des négligences qui s'y peuvent rencontrer et où ne s'en rencontre-t-il point? Il suffit, pour moi, que le bon y passe infiniment le mauvais, et c'est assez pour faire un ouvrage excellent :

Ergo ubi plura nitent in carmine, non ego paucis Offendar maculis 1.....

Il n'en est pas ainsi de M. B. : c'est un auteur sec et aride; toutes ses expressions sont rudes et forcées, il ne dit jamais rien qui ne puisse être mieux dit; et, bien qu'il bronche à chaque ligne, son ouvrage est moins à blâmer pour les fautes qui y sont, que pour l'esprit et le génie qui n'y est pas. Je ne doute point que vos sentiments en cela ne soient d'accord avec les miens. Mais s'il vous semble que j'aille trop avant, je veux bien, pour l'amour de vous, faire un effort, et cn examiner seulement une page.

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Ou bien il faut tomber d'accord que le mot de GLORIEUX en cet endroit-là est une cheville, et une cheville grossière et ridicule.

Pour se faire religieux

Cette manière de parler est basse, et nullement poétique.

Naquit d'une forme si belle.

Pourquoi NAQUIT? N'y a-t-il pas des gens qui naissent fort beaux, et qui deviennent fort laids dans la suite du temps? et au contraire n'en voit-on pas qui viennent fort laids au monde, et que l'âge ensuite em bellit?

Que Zeuxis et le grand Apelle...

On peut bien dire qu'Apelle étoit un grand peintre, mais qui a jamais dit le grand Apelle? Cette épithète de grand tout simple ne se donne jamais qu'à des conquérans et à nos saints. On peut bien appeler Cicéron un grand orateur, mais il seroit ridicule de dire le grand Cicéron, et cela auroit quelque chose d'enflé et de puéril. Mais qu'a fait ici le pauvre Zeuxis pour demeurer sans épithète, tandis qu'Apelle est le grand Apelle? Sans mentir, il est bien malheureux que la mesure du vers ne l'ait pas permis, car il auroit été du moins le brave Zeuxis.

De leur docte et fameux pinceau N'ont jamais rien fait de si beau.

Il a voulu exprimer ici la pensée de l'Arioste, que quand Zeuxis et Apelle auroient épuisé tous leurs efforts pour peindre une beauté douée de toutes les perfections, cette beauté n'auroit pas égalé celle d'Astolfe. Mais qu'il y a mal réussi ! et que cette façon de parler est grossière!« N'ont jamais rien fait de si beau de leur pinceau. >>

Mais si sa grâce sans pareille...

SANS PAREILLE est là une cheville; et le poëte n'a pas pu dire cela d'Astolfe, puisqu'il déclare dans la suite qu'il y avoit un homme au monde plus beau que lui, c'est à savoir Joconde.

Étoit du monde la merveille...

Cette transposition ne se peut souffrir 4.

cution est devenu moins spécial; on a dit: le grand Corneille, le grand Bossue!, etc.

Boileau a, depuis, été moins difficile. Un des plus beaux morceaux de poésie que nous ayons, le début d'Athalie, est plein de transpositions du même genre, mais elles y sont sauvées avec un art extrême, et Clément reproche à Voltaire d'avoir trop peu fait usage des transpositions. B.-S.-P.

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