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étoit nécessaire pour en empêcher le succès. Télémaque ne se lassoit point d'en chercher la cause, & d'exciter la défiance de Nestor & de Philoctète: mais son soin étoit inutile; ils étoient aveuglés,

On avoit résolu dans le conseil d'attendre les troupes nombreuses qui devoient arriver; & on avoit fait avancer secrètement, pendant la nuit, cent vaisseaux pour conduire plus promptement ces troupes depuis une côte de mer très-rude, où elles devoient arriver, jusqu'au lieu où l'armée campoit. Cependant on se croyoit en sureté, parce qu'on tenoit avec des troupes les détroits de la montagne voisine, qui est une côte presque inaccessible de l'Apennin. L'armée étoit campée sur les bords du fleuve Galèse, assez près de la mer: cette campagne délicieuse est abondante en pâturages & en tous les fruits qui peuvent nourrir une armée. Adraste étoit derrière la montagne, & on comptoit qu'il ne pouvoit passer; mais comme il sut que les alliés étoient encore foibles, qu'il leur venoit un grand secours, que les vaisseaux attendoient des troupes qui devoient arriver, & que l'armée étoit divisée par la querelle de Télémaque avec Phalante, il se hâta de faire un grand tour. Il vint en diligence jour & nuit sur le bord de la mer, & passa par des chemins qu'on avoit toujours crus absolument impraticables, Ainsi la hardiesse & le travail obstiné surmontent les plus grands obstacles; ainsi il n'y a presque rien d'impossible à ceux qui savent oser & souffrir; ainsi, ceux qui s'endorment, comptant que les choses difficiles sont impossibles, méritent d'être surpris & accablés.

Adraste surprit au point du jour les cent vaisseaux qui appartenoient aux alliés. Comme ces vaisseaux étoient mal gardés, & qu'on ne se défioit de rien, il s'en saisit sans résistance, & s'en servit pour transporter ses troupes

avec une incroyable diligence à l'embouchure du Galèse; puis il remonta très-promptement sur les bords du fleuve. Ceux qui étoient dans les postes avancés autour du camp, vers la rivière, crurent que ces vaisseaux leur amenoient les troupes qu'on attendoit; on poussa d'abord de grands cris de joie. Adraste & les soldats descendirent avant qu'on pût les reconnoître : ils tombent sur les alliés, qui ne se défient de rien, il les trouvent dans un camp tout ouvert, sans ordre, sans chef, sans armes.

Le côté du camp qu'il attaqua d'abord, fut celui des Tarentins où commandoit Phalante. Les Dauniens y entrèrent avec tant de vigueur, que cette jeunesse Lacédémonienne étant surprise, ne put résister. Pendant qu'ils cherchent leurs armes, & qu'ils s'embarrassent les uns les autres dans cette confusion, Adraste fait mettre le feu au camp. Aussi-tôt la flamme s'élève des pavillons, & monte jusqu'aux nues: le bruit du feu est semblable à celui d'un torrent qui inonde toute une campagne, & qui entraîne par sa rapidité les grands chênes avec leurs profondes racines, les moissons, les granges, les étables & les troupeaux. Le vent pousse impétueusement la flamme de pavillon en pavillon; & bientôt tout le camp est comme une vieille forêt qu'une étincelle de feu a embrasée.

Phalante, qui voit le péril de plus près qu'un autre, ne peut y remédier. Il comprend que toutes les troupes vont périr dans cet incendie, si on ne se hâte d'abandonner le camp, mais il comprend aussi combien le désordre de cette retraite est à craindre devant un ennemi victorieux: il commence à faire sortir sa jeunesse Lacédémonienne encore à demi désarmée. Mais Adraste ne les laisse point respirer: d'un côté, une troupe d'archers adroits perce de flèches innombrables les soldats de Pha

lante; de l'autre, des frondeurs jettent une grêle de grosses pierres. Adraste lui-même, l'épée à la main, marchant à la tête d'une troupe choisie des plus intrépides Dauniens, poursuit à la lueur du feu les troupes qui s'enfuient. Il moissonne par le fer tranchant tout ce qui a échappé au feu; il nage dans le sang; il ne peut s'assouvir de carnage: les lions & les tigres n'égalent point sa furie quand ils égorgent les bergers avec les troupeaux. Les troupes de Phalante succumbent, & le courage les abandonne: la pâle mort, conduite par une furie infernale dont la tête est hérissée de serpens, glace le sang de leurs veines; leurs membres engourdis se roidissent, & leurs genoux chancelans leur ôtent même l'espérance de la fuite.

Phalante à qui la honte & le désespoir donne encore an reste de force & de vigueur, élève les mains & les yeux vers le ciel; il voit tomber à ses pieds son frère Hippias sous les coups de la main foudroyante d'Adraste. Hippias, étendu par terre, se roule dans la poussière; un sang noir & bouillonnant sort comme un ruisseau de la profonde blessure qui lui traverse le côté; ses yeux se ferment à la lumière; son ame furieuse s'enfuit avec tout son sang. Phalante lui-même, tout couvert du sang de son frère, & ne pouvant le secourir, se voit enveloppé par une foule d'ennemis qui s'efforcent de le renverser ; son bouclier est percé de mille traits; il est blessé en plusieurs endroits de son corps; il ne peut plus rallier ses troupes fugitives: les dieux le voient, & ils n'en ont aucune pitié.

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DE

TÉLÉ MAQUE.

LIVRE DIX-SEPTIÈME.

SOMMAIRE.

Télémaque s'étant revêtu de ses armes divines, court au secours de Phalante; renverse d'abord Iphyclès, fils d'Adraste ; repousse l'ennemi victorieux, & remporteroit sur lui une victoire complète, si une tempête survenant ne faisoit finir le combat. Ensuite Télémaque fait emporter les blessés, prend soin d'eux, & principalement de Phalante. Il fait l'honneur des obsèques de son frère Hippias, dont il lui va présenter les cendres qu'il a recueillies dans une urne d'or.

JUPITER, au milieu de toutes les divinités célestes,

regardoit du haut de l'Olympe ce carnage des alliés. En même temps il consultoit les immuables destinées, & voyoit tous les chefs dont la trame devoit ce jour-là être tranchée par le ciseau de la Parque. Chacun des dieux étoit attentif pour découvrir sur le visage de Jupiter quelle seroit sa volonté. Mais le père des dieux & des hommes leur dit d'une voix douce & majestueuse: Vous voyez en quelle extrémité sont réduits les alliés; vous voyez Adraste qui renverse tous ses ennemis: mais ce spectacle est bien trompeur, la gloire & la prospérité des

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méchans est courte: Adraste, impie, & odieux par sa mauvaise foi, ne remportera point une entière victoire. Ce malheur n'arrive aux alliés, que pour leur apprendre à se corriger & à mieux garder le secret de leurs entreprises. Ici la sage Minerve prépare une nouvelle gloire à son jeune Télémaque, dont elle fait ses délices. Alors Jupiter cessa de parler. Tous les dieux en silence continuoient à regarder le combat.

Cependant Nestor & Philoctète furent avertis qu'une partie du camp étoit déjà brûlée; que la flamme, poussée par le vent, s'avançoit toujours; que leurs troupes étoient en désordre, & que Phalante ne pouvoit plus soutenir les efforts des ennemis. A peine ces funestes paroles frappent leurs oreilles, qu'ils courent aux armes, assemblent les capitaines, & ordonnent qu'on se hâte de sortir du camp pour éviter cet incendie.

Télémaque, qui étoit abattu & inconsolable, oublie sa douleur: il prend ses armes, don précieux de la sage Minerve, qui, paroissant sous la figure de Mentor, fit semblant de les avoir reçues d'un excellent ouvrier de Salente, mais qui les avoit fait faire à Vulcain dans les cavernes fumantes du mont Etna.

voyoit Neptune & auroit la gloire de Neptune de son

Ces armes étoient polies comme une glace, & brillantes comme les rayons du soleil. On Pallas qui disputoient entre eux à qui donner son nom à une ville naissante. trident frappoit la terre, & on en voyoit sortir un cheval fougueux: le feu sortoit de ses yeux & l'écume de sa bouche; ses crins flottoient au gré du vent, ses jambes souples & nerveuses se replioient avec vigueur & légéreté: il ne marchoit point, il sautoit à force de reins, mais avec tant de vitesse, qu'il ne laissoit aucune trace de ses pas: on croyoit l'entendre hennir.

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