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ne plus faire ce que je suis désolé d'avoir fait ! trop heureux! trop heureux! Mais peut-être qu'avant la fin du jour je ferai & voudrai faire encore les mêmes fautes dont j'ai maintenant tant de honte & d'horreur. O funeste victoire ô louanges que je ne puis souffrir, & qui sont de cruels reproches de ma folie!

Pendant qu'il étoit seul & inconsolable, Nestor & Philoctète le vinrent trouver. Nestor voulut lui remontrer le tort qu'il avoit: mais ce sage vieillard, reconnoissant bientôt la désolation du jeune homme, changea ses graves remontrances en des paroles de tendresse, pour adoucir son désespoir.

On

Les princes alliés étoient arrêtés par cette querelle, & ils ne pouvoient marcher vers les ennemis, qu'après avoir réconcilié Télémaque avec Phalante & Hippias. craignoit à toute heure que les troupes des Tarentins n'attaquassent les cent jeunes Crétois qui avoient suivi Télémaque dans cette guerre: tout étoit dans le trouble pour la faute du seul Télémaque; & Télémaque, qui voyoit tant de maux présens & de périls pour l'avenir, dont il étoit l'auteur, s'abandonnoit à une douleur amère. Tous les princes étoient dans un extrême embarras : ils n'osoient faire marcher l'armée, de peur que dans la marche, les Crétois de Télémaque & les Tarentins de Phalante ne combattissent les uns contre les autres. On avoit bien de la peine à les retenir au-dedans du camp, où ils étoient gardés de près. Nestor & Philoctète alloient & venoient sans cesse de la tente de Télémaque à celle de l'implacable Phalante, qui ne respiroit que la vengeance. La douce éloquence de Nestor & l'autorité du grand Philoctete ne pouvoient modérer ce cœur farouche, qui étoit encore sans cesse irrité par les discours pleins de rage de son frère Hippias. Télémaque étoit bien plus

doux mais il étoit abattu par une douleur que rien ne pouvoit consoler.

Pendant que les princes étoient dans cette agitation, toutes les troupes étoient consternées: tout le camp paroissoit comme une maison désolée qui vient de perdre un père de famille, l'appui de tous ses proches, & la douce espérance de ses petits enfans.

Dans ce désordre & cette consternation de l'armée, on entend tout-à-coup un bruit effroyable de chariots, d'armes, de hennissemens de chevaux, de cris d'hommes; les uns vainqueurs & animés au carnage; les autres, ou fuyans, ou mourans, ou blessés. Un tourbillon de poussière forme un épais nuage qui couvre le ciel, & qui enveloppe tout le camp. Bientôt à la poussière se joint une fumée épaisse qui troubloit l'air, & qui ôtoit la respiration. On entendoit un bruit sourd, semblable à celui des tourbillons de flammes que le mont Etna vomit du fond de ses entrailles embrasées, lorsque Vulcain, avec ses Cyclopes, y forge des foudres pour le père des dieux. L'épouvante saisit les cœurs.

Adraste, vigilant & infatigable, avoit surpris les alliés : il leur avoit caché sa marche, & il étoit instruit de la leur. Pendant deux nuits il avoit fait une incroyable diligence pour faire le tour d'une montagne presque inaccessible, dont les alliés avoient saisi presque tous les passages; tenant ces défilés, ils se croyoient en pleine sureté, & prétendoient même pouvoir, par ces passages qu'ils occupoient, tomber sur l'ennemi derrière la montagne, quand quelques troupes qu'ils attendoient, leur seroient venues. Adraste, qui répandoit l'argent à pleines mains pour savoir le secret de ses ennemis, avoit appris leur résolution; car Nestor & Philoctète, ces deux capitaines d'ailleurs si sages & si expérimentés, n'étoient pas

assez secrets dans leurs entreprises. Nestor, dans ce déclin de l'âge, se plaisoit trop à raconter ce qui pouvoit luj attirer quelque louange. Philoctete naturellement parloit moins mais il étoit prompt; & si peu qu'on excitât sa vivacité, on lui faisoit dire ce qu'il avoit résolu de taire. Les gens artificieux avoient trouvé la clef de son cœur pour en tirer les plus importans secrets. On n'avoit qu'à l'irriter: alors, fougueux & hors de lui-même, il éclatoit par des menaces; il se vantoit d'avoir des moyens sûrs de parvenir à ce qu'il vouloit. Si peu qu'on parût douter de ces moyens, il se hâtoit de les expliquer inconsidérément, & le secret le plus intime échappoit du fond de Semblable à un vase précieux, mais fêlé, d'où s'écoulent toutes les liqueurs les plus délicieuses, le cœur de ce grand capitaine ne pouvoit rien garder.

son cœur.

Les traîtres corrompus par l'argent d'Adraste, ne manquoient pas de se jouer de la foiblesse de ces deux rois. Ils flattoient sans cesse Nestor par de vaines louanges; ils lui rappeloient ses victoires passées, admiroient sa prévoyance, ne se lassoient jamais d'applaudir. D'un autre côté, ils tendoient des piéges continuels à l'humeur impatiente de Philoctete; ils ne lui parloient que de difficultés, de contre-temps, de dangers, d'inconvéniens, de fautes irremédiables. Aussi-tôt que ce naturel prompt étoit enflammé, sa sagesse l'abandonnoit, & il n'étoit plus le même homme.

Télémaque, malgré les défauts que nous avons vus, étoit bien plus prudent pour garder un secret: il y étoit accoutumé par ses malheurs, & par la nécessité où il avoit été dès son enfance de se cacher aux amans de Pénélope. Il savoit taire un secret sans dire aucun mensonge il n'avoit point même un certain air réservé & mystérieux qu'ont d'ordinaire les gens secrets; il ne pa

roissoit point chai gé du poids du secret qu'il devoit garder; on le trouvoit toujours libre, naturel, ouvert comme un homme qui a son cœur sur ses lèvres. Mais en disant tout ce qu'on pouvoit dire sans conséquence, il savoit s'arrêter précisément & sans affectation aux choses qui pouvoient donner quelque soupçon & entamer son secret: par-là son cœur étoit impénétrable & inaccessible. Ses meilleurs amis même ne savoient que ce qu'il croyoit utile de leur découvrir pour en tirer de sages conseils; & il n'y avoit que le seul Mentor pour lequel il n'avoit aucune réserve. Il se confioit à d'autres amis, mais à divers degrés, & à proportion de ce qu'il avoit éprouvé leur amitié & leur sagesse.

Télémaque avoit souvent remarqué que les résolutions du conseil se répandoient un peu trop dans le camp; il en avoit averti Nestor & Philoctète. Mais ces deux hommes si expérimentés ne firent pas assez d'attention à un avis si salutaire: la vieillesse n'a plus rien de souple, la longue habitude la tient comme enchaînée: elle n'a plus de ressource contre ses défauts. Semblables aux arbres dont le tronc rude & noueux s'est durci par le nombre des années, & ne peut plus se redresser, les hommes à un certain âge ne peuvent presque plus se plier eux-mêmes contre certaines habitudes qui ont vieilli avec eux, & qui sont entrées jusque dans la moelle de leurs os. Souvent ils les connoissent, mais trop tard; ils gémissent en vain: la tendre jeunesse est le seul âge où l'homme peut encore tout sur lui-même pour se corriger.

Il y avoit dans l'armée un Dolope, nommé Eurimaque, flatteur insinuant, sachant s'accommoder à tous les goûts & à toutes les inclinations des princes; inventif & industrieux pour trouver de nouveaux moyens de leur plaire.

A l'entendre, rien n'étoit jamais difficile. Lui demandoiton son avis, il devinoit celui qui seroit le plus agréable. Il étoit plaisant, railleur contre les foibles, complaisant pour ceux qu'il craignoit, habile pour assaisonner une louange délicate qui fût bien reçue des hommes les plus modestes. Il étoit grave avec les graves, enjoué avec ceux qui étoient d'une humeur enjouée: il ne lui coûtoit rien de prendre toutes sortes de formes. Les hommes sincères & vertueux, qui sont toujours les mêmes, & qui s'assujettissent aux règles de la vertu, ne sauroient jamais être aussi agréables aux princes que ceux qui flattent leurs passions dominantes. Eurimaque savoit la guerre ; il étoit capable d'affaires. C'étoit un aventurier qui s'étoit donné à Nestor & qui avoit gagné sa confiance; il tiroit du fond de son cœur, un peu vain & sensible aux louanges, tout ce qu'il en vouloit savoir.

Quoique Philoctète ne se confiât point à lui, la colère & l'impatience faisoient en lui ce que la confiance faisoit dans Nestor. Eurimaque n'avoit qu'à le contredire; en l'irritant il découvroit tout. Cet homme avoit reçu de grandes sommes d'Adraste, pour lui mander tous les desseins des alliés. Ce roi des Dauniens avoit dans l'armée un certain nombre de transfuges qui devoient, l'un après l'autre, s'échapper du camp des alliés & retourner au sien. A mesure qu'il y avoit quelque affaire impor tante à faire savoir à Adraste, Eurimaque faisoit partir un de ses transfuges. La tromperie ne pouvoit pas être facilement découverte, parce que ces transfuges ne portoient point de lettres. Si on les surprenoit, on ne trouvoit rien qui pût rendre Eurimaque suspect.

Cependant Adraste prévenoit toutes les entreprises des alliés. A peine une résolution étoit-elle prise dans le conseil, que les Dauniens faisoient précisément ce qui

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