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tendrement; & tous les peuples à la fois, comme si c'eût été un signal, s'écrièrent aussi-tôt: O sage vieillard, vous nous désarméz ! La paix! la paix !

Nestor, un moment après, voulut commencer un discours; mais toutes les troupes, impatientes, craignirent qu'il ne voulût représenter quelque difficulté. La paix! la paix! s'écrièrent-elles encore une fois. On ne put leur imposer silence qu'en faisant crier avec eux par tous les chefs de l'armée: La paix ! la paix!

Nestor, voyant bien qu'il n'étoit pas libre de faire un discours suivi, se contenta de dire: Vous voyez, ô Mentor, ce que peut la parole d'un homme de bien. Quand la sagesse & la vertu parlent, elles calment toutes les passions. Nos justes ressentimens se changent en amitié & en désirs d'une paix durable. Nous l'acceptons elle que vous nous l'offrez. En même temps tous les chefs tendirent les mains en signe de consentement.

Mentor courut vers la porte de Salente pour la faire ouvrir, & pour mander à Idoménée de sortir de la ville sans précaution. Cependant Nestor embrassoit Télémaque, disant: O aimable fils du plus sage de tous les Grecs, puissiez-vous être aussi sage & plus heureux que lui! N'avez-vous rien découvert sur sa destinée? Le souvenir de votre pèré, à qui vous ressemblez, a servi à étouffer notre indignation.

Phalante, quoique dur & farouche, quoiqu'il n'eût jamais vu Ulysse, ne laissa pas d'être touché de ses malheurs & de ceux de son fils. Déjà on pressoit Télémaque de raconter ses aventures, lorsque Mentor revint avec Idoménée & toute la jeunesse Crétoise qui le suivoit.

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A la vue d'Idoménée, les alliés sentirent que leur courroux se rallumoit: mais les paroles de Mentor

éteignirent ce feu prêt à éclater. Que tardons-nous, dit-il, à conclure cette sainte alliance dont les dieux seront les témoins & les défenseurs? Qu'ils la vengent, si jamais quelque impie ose la violer; & que tous les maux horribles de la guerre, loin d'accabler les peuples fidelles & innocens, retombent sur la tête parjure & exécrable de l'ambitieux qui foulera aux pieds les droits sacrés de cette alliance; qu'il soit détesté des dieux & des hommes; qu'il ne jouisse jamais du fruit de sa perfidie; que les Furies infernales, sous les figures les plus hideuses, viennent exciter sa rage & son désespoir; qu'il tombe mort sans aucune espérance de sépulture ; que son corps soit la proie des chiens & des vautours; & qu'il soit aux enfers, dans le profond abyme du Tar. tare, tourmenté à jamais plus rigoureusement que Tantale, Ixion & les Danaïdes! Mais plutôt, que cette paix soit inébranlable comme le rocher d'Atlas qui soutient le ciel; que tous les peuples la révèrent & goûtent ses fruits de génération en génération; que les noms de ceux qui l'auront jurée soient avec amour & vénération dans la bouche de nos derniers neveux; que cette paix, fondée sur la justice & sur la bonne foi, soit le modèle de toutes les paix qui se feront à l'avenir chez toutes les nations de la terre; & que tous les peuples qui voudront se rendre heureux en se réunissant, songent à imiter les peuples de l'Hespérie !

A ces paroles, Idoménée & les autres rois jurent la paix aux conditions marquées. On donne de part & d'autre douze otages. Télémaque veut être du nombre des ôtages donnés par Idoménée; mais on ne peut consentir que Mentor en soit, parce que les alliés veulent qu'il demeure auprès d'Idoménée pour répondre de sa conduite & de celle de ses conseillers jusqu'à l'entière

exécution des choses promises. On immola, entre la ville & l'armée, cent génisses blanches comme la neige,

autant de taureaux de même couleur, dont les cornes étoient dorées & ornées de festons. On entendoit retentir jusque dans les montagnes voisines le mugissement affreux des victimes qui tomboient sous le couteau sacré. Le sang fumant ruisseloit de toutes parts. On faisoit couler avec abondance un vin exquis pour les libations. Les aruspices consultoient les entrailles qui palpitoient encore. Les sacrificateurs brûloient sur les autels un encens qui formoit un épais nuage, & dont la bonne 'odeur parfumoit toute la campagne.

Cependant les soldats des deux partis, cessant de se regarder d'un œil ennemi, commençoient à s'entretenir sur leurs aventures. Ils se délassoient déjà de leurs travaux, & goûtoient par avance les douceurs de la paix. Plusieurs de ceux qui avoient suivi Idoménée au siége de Troie, reconnurent ceux de Nestor qui avoient combattu dans la même guerre. Ils s'embrassoient avec tendresse, & se racontoient mutuellement tout ce qui leur étoit arrivé depuis qu'ils avoient ruiné la superbe ville qui étoit l'ornement de toute l'Asie. Déjà ils se couchoient sur l'herbe, se couronnoient de fleurs, & buvoient ensem→ ble du vin qu'on apportoit de la ville dans de grands vases, pour célébrer une si heureuse journée.

Tout-à-coup Mentor dit aux rois & aux capitaines assemblés: Désormais, sous divers noms & divers chefs, vous ne serez plus qu'un seul peuple. C'est ainsi que les justes dieux, amateurs des hommes qu'ils ont formés, veulent être le lien éternel de leur parfaite concorde. Tout le genre humain n'est qu'une famille dispersée sur la face de toute la terre; tous les peuples sont frères, & doivent s'aimer comme tels. Malheur à cet

impies qui cherchent une gloire cruelle dans le sang de leurs frères, qui est leur propre sang!

La guerre est quelquefois nécessaire, il est vrai: mais c'est la honte du genre humain qu'elle soit inévitable en certaines occasions. O rois! ne dites point qu'on doit la désirer pour acquérir de la gloire; la vraie gloire ne se trouve point hors de l'humanité. Quiconque préfère sa propre gloire aux sentimens de l'humanité, est un monstre d'orgueil, & non pas un homme: il ne parviendra même qu'à une fausse gloire; car la vraie ne se trouve que dans la modération & dans la bonté. On pourra le flatter pour contenter sa vanité folle; mais on dira toujours de lui en secret, quand on voudra parler sincèrement: Il a d'autant moins mérité la gloire, qu'il l'a désirée avec une passion injuste: les hommes ne doivent point l'estimer, puisqu'il a si peu estimé les hommes, & qu'il a prodigué leur sang par une brutale vanité. Heureux le roi qui aime son peuple, qui en est aimé, qui se confie en ses voisins, & qui a leur confiance; qui, loin de leur faire la guerre, les empêche de l'avoir entre eux, & qui fait envier à toutes les nations étrangères le bonheur qu'ont ses sujets de l'avoir pour roi !

Songez donc à vous rassembler de temps en temps, ô vous qui gouvernez les puissantes villes de l'Hespérie. Faites de trois ans en trois ans une assemblée générale où tous les rois qui sont ici présens se trouvent pour renouveller l'alliance par un nouveau serment, pour affermir l'amitié promise, & pour délibérer sur tous les intérêts communs. Tandis que vous serez unis, vous aurez audedans de ce beau pays la paix, la gloire & l'abondance; au-dehors vous serez toujours invincibles. Il n'y a que Ja discorde, sortie de l'enfer pour tourmenter les hommes

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insensés, qui puisse troubler la félicité que les dieux vous préparent.

Nestor lui répondit: Vous voyez, par la facilité avec laquelle nous faisons la paix, combien nous sommes éloignés de vouloir faire la guerre par une vaine gloire, ou par l'injuste avidité de nous agrandir au préjudice de nos voisins. Mais que peut-on faire quand on se trouve auprès d'un prince violent, qui ne connoît point d'autre loi que son intérêt, & qui ne perd aucune occasion d'envahir les terres des autres états? Ne croyez pas que je parle d'Idoménée: non, je n'ai plus de lui cette pensée; c'est Adraste, roi des Dauniens, de qui nous avons tout à craindre. Il méprise les dieux, & croit que tous les hommes qui sont sur la terre ne sont nés que pour servir à sa gloire par leur servitude. Il ne veut point de sujets dont il soit le roi & le père; il veut des esclaves & des adorateurs: il se fait rendre les honneurs divins. Jusqu'ici l'aveugle fortune a favorisé ses plus injustes entreprises. Nous nous étions hâtés de venir attaquer Salente pour nous défaire du plus foible de nos ennemis, qui ne commençoit qu'à s'établir sur cette côte, afin de tourner ensuite nos armes contre cet autre ennemi plus puissant. Il a déjà pris plusieurs villes de nos alliés. Ceux de Crotone ont perdu contre lui des batailles. Il se sert de toutes sortes de moyens pour contenter son ambition: la force & l'artifice, tout lui est égal, pourvu qu'il accable ses ennemis. Il a amassé de grands trésors; ses troupes sont disciplinées & aguerries; ses capitaines sont expérimentés; il est bien servi. Il veille lui-même sans cesse sur tous ceux qui agissent par ses ordres: il punit sévèrement les moindres fautes, & récompense avec libéralité les services qu'on lui rend. celle de toutes ses troupes.

Sa valeur soutient & anime
Ce seroit un roi accompli,

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