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ses maisons; il n'eut à combattre que pour démontrer la nullité de la consécration faite par Clodius. Au reste, ce retour devint pour Cicéron, comme il l'avoue lui-même, l'époque d'une vie nouvelle, c'està-dire d'une politique différente. Il diminua sensiblement l'ardeur de son zèle républicain, et s'attacha plus que jamais à Pompée, qu'il proclamait son bienfaiteur. Il sentait que l'éloquence n'était plus dans Rome une puissance assez forte par elle-même, et que le plus grand orateur avait besoin d'être protégé par un guerrier.

Le fougueux Clodius s'opposait à force ouverte au rétablissement des maisons de Cicéron, et l'attaqua plusieurs fois lui-même. Milon, mêlant la violence et la justice, repoussa Clodius par les armes, et en même temps l'accusa devant les tribunaux. Rome était souvent un champ de bataille. Cependant Cicéron passa plusieurs années dans une sorte de calme, s'occupant à la composition de ses traités oratoires, et paraissant quelquefois au barreau, où, par complaisance pour Pompée, il défendit Vatinius et Gabinius, deux mauvais citoyens qui s'étaient montrés ses implacables ennemis. Valère Maxime cite ce fait comme l'exemple d'une générosité extraordinaire. A l'âge de cinquantequatre ans, Cicéron fut reçu dans le collége des Augures. La mort du turbulent Clodius, tué par Milon, le délivra de son plus dangereux adversaire. On connaît la belle harangue qu'il fit pour la défense du meurtrier, qui était son ami et son vengeur; mais il se troubla en la prononçant, intimidé par l'aspect des soldats de Pompée et par les cris des partisans de Clodius.

A cette même époque, un décret du sénat nomma Cicéron au gouvernement de Cilicie. Dans cet emploi, nouveau pour lui, il fit la guerre avec succès, repoussa les troupes des Parthes, s'empara de la ville de Pindenissum, et fut salué par ses soldats du nom d'Imperator, titre qui le flatta singulièrement, et dont il affecta de se parer, même en écrivant à César, vainqueur des Gaules. Cette petite vanité lui fit briguer les honneurs du triomphe, et il porta la faiblesse jusqu'à se plaindre de Caton, qui, malgré ses instantes prières, avait refusé d'appuyer ses prétentions. Quelque chose de plus estimable, et sans doute de plus réel que sa gloire militaire, ce fut la justice, la douceur et le désintéressement qu'il montra dans toute son administration. Il refusa les présents forcés que l'on avait coutume d'offrir aux gouverneurs romains, réprima tous les genres de concussions, et diminua les impôts. Une semblable conduite était rare dans un temps où les grands de Rome, ruinés par le luxe, sollicitaient une province pour rétablir leur fortune par le pillage.

Quelque plaisir que Cicéron trouvât dans l'exercice bienfaisant de son pouvoir, il souffrait impatiemment d'être éloigné du centre de l'empire, que la rupture de César et de Pompée menaçait d'un grand événement. Il partit aussitôt que sa mission fut achevée, et retrouva dans sa patrie l'honorable accueil qui l'attendait toujours; mais, comme il le dit lui-même, à son entrée dans Rome il se vit au milieu des flammes de la discorde civile. Il s'était empressé de voir et d'entretenir Pompée, qui commençait à sentir la nécessité de la guerre, sans croire encore à la grandeur du pé

ril, et qui, résolu de combattre César, opposait avec trop de confiance le nom de la république et le sien aux armes d'un rebelle. Cicéron souhaitait une réconciliation, et se nourrissait de la flatteuse pensée qu'il pourrait en être le médiateur. Cette illusion peut s'expliquer par l'amour de la patrie, autant que par la vanité. Le sage consulaire envisageait la guerre civile avec horreur; mais il aurait dû sentir que, si le mal était affreux, il était inévitable. Du reste, ne cherchons pas un sentiment faible et bas dans le cœur d'un grand homme, et ne le soupçonnons pas d'avoir voulu ménager César, puisqu'enfin il suivit Pompée.

César marcha vers Rome, et son imprudent rival fut réduit à fuir avec les consuls et le sénat; Cicéron, qui n'avait pas prévu cette soudaine invasion, se trouvait encore en Italie, par irrésolution et par nécessité ; César le vit à Formies, et ne put rien sur lui. Cicéron, convaincu que le parti des rebelles était le plus sûr, ayant pour gendre Dolabella, un des confidents de César, alla cependant rejoindre Pompée : ce fut un sacrifice fait à l'honneur; mais il eut le tort d'apporter dans le camp de Pompée les craintes qui pouvaient l'empêcher d'y venir. Il se hâta de désespérer de la victoire, et, dans son propre parti, il laissa entrevoir cette défiance du succès qui ne se pardonne pas, et cette prévention défavorable contre les hommes et contre les choses, qui choque d'autant plus qu'elle est exprimée par d'ingénieux sarcasmes. Cicéron ne modérait pas assez son penchant à l'ironie; et, sur ce point, il paraît avoir souvent manqué de prudence et de dignité.

Après la bataille de Pharsale et la fuite de Pompée,

il refusa de prendre le commandement de quelques troupes restées à Dyrrachium, et, renonçant à tout projet de guerre et de liberté, il se sépara de Caton pour rentrer dans l'Italie, gouvernée par Antoine, lieutenant de César. Ce retour parut peu honorable, et fut mêlé d'amertumes et de craintes, jusqu'au moment où le vainqueur écrivit lui-même à Cicéron; bientôt après, il l'accueillit avec cette familiarité qui devenait une précieuse faveur. Cicéron, réduit à vivre sous un maître, ne s'occupa plus que de littérature et de philosophie. Le dérangement de ses affaires domestiques, et sans doute de légitimes sujets de plainte, le déterminèrent à quitter sa femme Terentia, pour épouser une belle et riche héritière dont il était le tuteur; mais ce besoin de fortune, qui lui fit contracter une alliance que l'on a blâmée, ne le détermina jamais à encenser la puissance souveraine'; il se tint même dans un éloignement affecté, raillant les adulateurs de César, et leur opposant l'Éloge de Caton. Il est vrai que, sous le magnanime dictateur, on pouvait beaucoup oser impunément; et d'ailleurs cette hardiesse consolait l'amour-propre du républicain, plus qu'elle n'était utile à la république; mais le mécontentement de Cicéron ne put tenir contre la générosité de César pardonnant à Marcellus. L'orateur, ravi d'un acte de clémence qui lui rendait un ami, rompit le silence, et prononça cette fameuse harangue qui renferme autant de leçons que d'éloges.

Peu de temps après, défendant Ligarius, il fit tom

1. Saint Jérôme dit : « Egregie Tullius ait de Cæsare: « Quum quosdam ornare voluit, non eos honestavit, sed ornamenta ipsa turpavit. »

ber l'arrêt fatal des mains de César, aussi sensible au charme de la parole qu'à la douceur de pardonner. Dans l'esclavage de la patrie, Cicéron semblait reprendre une partie de sa dignité par la seule force de son éloquence; mais la perte de sa fille Tullie, le frappant du coup le plus cruel, vint le plonger dans le dernier excès de l'abattement et du désespoir. Il écrivit un traité de la Consolation, moins pour affaiblir ses regrets que pour en immortaliser le souvenir, et il s'occupa même du projet de consacrer un temple à cette fille chérie. Sa douleur, qui lui faisait un besoin de la retraite, le livrait tout entier à l'étude et aux lettres.

On a peine à concevoir combien d'ouvrages il écrivit pendant ce long deuil. Sans parler des Tusculanes et du traité de Legibus, que nous avons encore, trèsmutilé, il acheva dans la même année son Hortensius, si cher à saint Augustin, ses Académiques, en quatre livres, et un Éloge funèbre de Porcia, sœur de Caton. Si l'on réfléchit à cette prodigieuse facilité, toujours unie à la plus sévère perfection, la littérature ne présente rien de plus étonnant que le génie de Cicéron.

Le meurtre de César, en paraissant d'abord tout changer, ouvrit à l'orateur une carrière nouvelle. Cicéron se réjouit de cette mort, dont il fut témoin, et sa joie fait peine, quand on songe aux éloges pleins d'enthousiasme et de tendresse que tout à l'heure encore il prodiguait à César dans sa Défense du roi Déjotarus; mais Cicéron croyait qu'avec la liberté commune il allait recouvrer lui-même un grand crédit politique; les conjurés, qui ne l'avaient pas associé à

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