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leurs ouvrages polis avec tant de soin: tel fut Pope, le plus correct des poëtes anglais, et cependant original. Pope (Alexandre) naquit à Londres, le 22 mai 1688, d'une famille catholique fort zélée pour la cause des Stuarts. De trois frères qu'avait eus sa mère, fille d'un gentilhomme du comté d'York, l'un avait péri en combattant pour Charles Ier, un autre était demeuré jusqu'à sa mort au service de ce prince, et le dernier, ayant émigré pendant l'usurpation de Cromwell, était devenu officier général en Espagne.

L'année même de la naissance de Pope, ses parents quittèrent le séjour de Londres, et vinrent se retirer, loin des affaires, à Binfield, dans la forêt de Windsor.

Son père, longtemps occupé de banque ou de commerce, avait vendu tout ce qu'il possédait; et, ne voulant pas se fier au crédit du nouveau gouvernement, il mit dans un coffre vingt mille guinées, et vécut tranquillement sur ce petit trésor, qu'il entamait chaque année. Entourée des soins les plus tendres, l'enfance du jeune Pope fut très-faible et trèsdélicate; sa voix avait une singulière douceur; on l'appelait le petit rossignol. Il se montra studieux dès qu'il sut lire. Il apprit lui-même à écrire, en imitant d'abord les caractères des livres imprimés; et il garda toute sa vie cette petite science, qu'il possédait dans une singulière perfection, quoique son écriture vulgaire, si l'on peut parler ainsi, fût assez mauvaise.

Vers l'âge de huit ans, il fut mis en pension chez un prêtre catholique, qui, par une méthode que l'on ne suit pas assez, lui donnait en même temps les premières notions du grec et du latin. Le jeune élève lisait aussi dans sa langue les versions poétiques d'Ho

mère et d'Ovide. Il profita beaucoup, et fut bientôt après envoyé dans une école à Twiford, près de Wenchester, et ensuite dans une autre école à Londres même, à l'entrée d'Hyde-Park. Étant allé de là quelquefois au spectacle, il compila lui-même une espèce de drame tiré de la traduction de l'Iliade d'Ogylby, et mêlé de ses propres vers; il fit représenter cet essai par ses camarades, avec le secours du jardinier de la maison, qui remplit le rôle d'Ajax.

Boileau, dans son enfance, avait également composé une tragédie avec des lambeaux de romans de chevalerie; et, malgré cette précoce ambition, ni l'un ni l'autre poëte n'était né pour le théâtre.

Rappelé à Windsor, dès l'âge de douze ans, le génie naturel de Pope et son penchant pour la poésie achevèrent seuls, au milieu des inspirations de la campagne et de la solitude, une éducation plutôt faite par les livres que par les maîtres. Pope disait lui-même qu'il ne pouvait se souvenir du temps où il avait commencé à faire des vers. Son père, plus indulgent que ne l'avait été le père d'Ovide, encourageait un instinct poétique qui n'était pas moins irrésistible que celui du poëte romain, et qui sans doute n'aurait pas cédé davantage à la contrainte. Le bon gentilhomme, sans être lui-même fort lettré, indiquait à son fils de petits sujets de poëme, lui faisait plus d'une fois retoucher son ouvrage, et lui disait enfin, pour grand et dernier éloge, qu'il avait fait là de bonnes rimes.

Quelque minutieux que soient ces détails, ils expliquent peut-être comment le génie poétique, ainsi préparé, excité dès l'enfance, produisit dans Pope cette maturité précoce, et cette science des vers qui

marquèrent ses premiers ouvrages, et que l'on retrouve dans une ode sur la solitude, qu'il écrivit dans sa douzième année. L'étude des modèles anglais et de la littérature latine se mêlait à ces jeux poétiques. Il s'exerçait à imiter, et quelquefois à corriger, à remanier, à reproduire sous une forme plus correcte et plus élégante, des vers du vieux Chaucer, ou de quelque poëte brillant et négligé, comme Rochester. Ce genre de travail, ce goût d'exactitude et de pureté, singulier dans un enfant, ne semblait-il pas déjà révéler le caractère du génie de Pope, et cette manière d'écrire plus savante qu'inspirée, plus habile que féconde, plus faite pour imiter avec art que pour s'appliquer heureusement à des compositions originales?

Cette étude attentive, et ce soin prématuré de la correction et de l'élégance, produisirent des ouvrages doublement remarquables par la perfection du style et par l'âge de l'auteur. Les essais de traduction et les pastorales, un des premiers fruits de sa jeunesse, ne portent presque aucune trace d'inexpérience: c'est la maturité d'un poëte, mais ce n'est pas la mollesse heureuse et le divin naturel de Virgile; Pope n'y parvint jamais.

Cependant, poëte déclaré dès l'âge de seize ans, il vint quelquefois à Londres, et se lia d'amitié avec plusieurs beaux esprits du temps, qui lui donnèrent d'utiles conseils, et surtout des louanges, dont sa vanité était insatiable. Il fut accueilli par l'élégant et l'ingénieux Congrève; et il devint le confident de Wicherley, auteur comique plein de verve, qui, dans sa jeunesse, avait été l'amant de la duchesse de Cleveland à la cour de Charles II.

Le jeune poëte revoyait sévèrement les ouvrages du vieux et libre Wicherley, auquel il ne pouvait apprendre la correction et la décence. Il recherchait en même temps l'amitié de Walsh, le plus habile critique de cette époque. Il avait encore pour ami un gentilhomme nommé Cromwell, et sir Trumball, ancien ambassadeur à Constantinople, qui s'était retiré à Windsor. Il les entretenait de ses lectures et de ses vers; car il paraît n'avoir eu guère d'autre pensée. Il étudiait sans cesse les anciens, depuis Homère jusqu'à Stace, qu'il appelle le meilleur versificateur latin après Virgile1. Son admiration alla même jusqu'à traduire le premier livre de la Thébaïde, quoiqu'il relevât dans ce poëme beaucoup d'hyperboles, d'extravagances, et même de fautes de géographie. Il avait appris l'italien et le français, étudiait La Rochefoucauld, et admirait fort l'harmonie de Malherbe. Quatre pastorales qu'il avait faites à seize ans furent le premier ouvrage qu'il publia. Dans la même année, en 1709, il mit au jour l'Essai sur la Critique, poëme qui ne vaut pas l'Art poétique de Boileau, mais production étonnante par la force de sagacité, la justesse et le goût qu'elle suppose dans un poëte de vingt ans là aussi se montraient cette amertume de satire, ces haines personnelles et violentes contre les mauvais auteurs, dont Pope fut toujours animé, et qui firent l'agitation et le chagrin de sa vie.

Né avec une constitution faible et maladive, plongé dès l'enfance dans les livres et l'étude, n'ayant guère connu que les émotions de la vanité poétique, Pope

1. << The best versifier, next Virgil. » Pope's Letter XVII.

contracta de bonne heure une sorte d'irritabilité inquiète et jalouse. Il était de taille très-chétive, presque bossu, et s'appelait lui-même la plus petite chose humaine qu'il y eût en Angleterre. Ces désavantages naturels lui attirèrent souvent de grossiers sarcasmes, mêlés à des critiques littéraires; son humeur s'en aigrissait encore. Presque autant persécuté que Voltaire par les injustices de la satire, il en souffrit et s'en vengea de même.

L'époque de Guillaume III et de la reine Anne, au milieu des luttes de la liberté publique, avait rendu cependant, à tous les arts de l'esprit, un intérêt que la vive préoccupation de la politique ne leur laisse pas toujours de grands talents s'élevaient à la fois, et étaient assez également distribués entre les deux partis rivaux. Dryden n'était plus, mais Swift faisait la gloire et la force du parti des Torys, qu'il défendait avec une véhémence toute républicaine. L'élégant, le correct Addison, qui semblait né pour être un académicien du siècle de Louis XIV, combattait dans les rangs des Whigs, avec une amertume ingénieusement tempérée et une ironie d'homme de cour. Des écrivains diversement célèbres se réunissaient autour de ces chefs, Arbuthnot, Steele, Congrève, Gay, Walsh, et baucoup d'autres.

Pope, qui par sa religion était, pour ainsi dire, Tory de naissance, resta cependant assez impartial entre les deux opinions qui se disputaient le bonheur de l'Angleterre et le plaisir de la gouverner. La passion exclusive de la poésie, et peut-être aussi trop d'indifférence ou trop peu de lumières sur les intérêts publics, favorisaient en lui cette modération, qui

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