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rait peut-être reprocher au poëte cette distraction à son deuil. Heureux s'il n'eût jamais flatté qu'avec une telle excuse!

Du reste, dans la publication de ses œuvres, Young parut désavouer, en les supprimant, la plupart de ses dédicaces et de ses adulations poétiques. Il ne voulut conserver, avec les Nuits, que diverses poésies morales, une paraphrase de Job, et trois tragédies. Après avoir retiré de la scène une de ces pièces, par une bienséance ecclésiastique, il la fit jouer en 1753, afin de doter, avec le produit, une société qui s'était formée pour la propagation de l'Evangile. Cette intention bizarre réussit mal: la pièce n'eut aucun succès; mais Young, pour dédommagement, fit à la société un don de mille guinées. Il continua de vivre dans la retraite et prolongea fort avant sa carrière.

Les plus remarquables productions de sa vieillesse sont une Lettre à Richardson sur la composition originale, et un poëme de la Résignation. Dans cette lettre, écrite à soixante-dix-huit ans, on sent toute la vigueur et toute la hardiesse d'un jeune talent; et le poëme de la Résignation offre, avec plus de douceur, autant de poésie que les plus belles méditations d'Young.

Retiré dans son presbytère de Wellwyn, il termina ses jours en 1765, à l'âge de quatre-vingt-quatre ans. Il fut enterré dans l'église de sa paroisse, sous l'autel, à côté de l'épouse tant pleurée, à laquelle il avait survécu vingt ans. Son tombeau, suivant le vœu qu'il avait exprimé, fut orné d'une broderie, ouvrage de sa femme, et portant ces paroles de l'Écriture: « Je suis le pain de la vie. » Une inscription pieuse et simple, sans mention de ses écrits et de sa gloire

ÉTUDES DE LITT.

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poétique, lui fut consacrée par son fils. Young fonda, par son testament, une maison de charité qui subsiste encore; il prescrivit, par une autre disposition, de brûler tous ses ouvrages inédits.

Young avait beaucoup écrit; mais sa gloire est tout entière dans ses Méditations de la Nuit, ouvrage qui, tantôt mutilé, tantôt paraphrasé, et tout à fait bouleversé dans la version de Le Tourneur, obtint un si grand succès en France, à la fin du XVIIIe siècle. La forme, la conception de ces chants funèbres avaient, en effet, quelque chose d'original et de hardi. Ce n'est pas la grande poésie de Milton, ce n'est pas cette sublime simplicité. Le faux goût et la manière de Dryden se font sentir dans les vers mélancoliques de Young. On aperçoit, lors même qu'il est ému, l'homme dont le talent fut longtemps artificiel. La rêverie vaporeuse, l'emphase doctorale nuisent à son émotion, même la plus vraie. Il prêche plus qu'il ne parle; il fatigue l'imagination plus qu'il ne l'attendrit; il vous fait éprouver une sorte de satiété dans la sympathie pour la douleur.

Comme poëte et comme écrivain, on peut souvent le blâmer: on en a souvent le loisir, car il ne saisit pas le cœur et ne vous entraîne pas sans diversion et sans repos. De puissants effets sont attachés cependant à quelques-unes de ses paroles. Il fait retentir avec une force inexprimable ces mots de mort, de néant, d'éternité. Il excelle à peindre la destruction, à la suivre jusqu'à la dernière parcelle de notre être matériel. Il remue les cendres des générations éteintes, et il s'écrie d'une voix lamentable: « Où est la poussière qui n'a pas vécu? » C'est le Bridaine de la

poésie; il en a les saillies brusques et la trivialité. Ce dernier caractère disparaît dans la pompe mesurée et l'élégance monotone de la version française; mais dans l'original anglais, le poëte ne craint aucune image, n'épargne aucun détail, ou révoltant ou bas. Des splendeurs du ciel, entrevues par l'espérance chrétienne, il vous jette, par des allégories familières, dans ce que les misères de la vie ont de plus tristement grotesque. Il mène la mort au bal; il bouffonne sur les tombeaux comme Shakspeare.

Tout cela fait un bizarre mélange, mais qui surprend et attache l'âme. Comme tous les hommes qui ont encore plus de talent que de défauts, Young a fait école. On l'a beaucoup imité en Angleterre, en Allemagne, en France. Il est de quelque chose dans cette couleur ou cette intention de mélancolie qui règne encore sur la poésie de notre époque. Cependant Young n'est pas un bon modèle : il a lui-même trop d'artifice. On n'atteint pas à cette énergie pathétique et populaire; et, en voulant enchérir sur lui, on tombe dans une monotonie sépulcrale, qui est le spleen de la littérature, et qui, en desséchant l'imagination et le goût, se termine aussi par une espèce de suicide. Un homme de génie, qui porte dans la critique même la supériorité partout inséparable de ses ouvrages et de son nom, M. de Chateaubriand, a jugé sévèrement les Méditations du poëte anglais. Rien de mieux choisi que ses reproches et les parallèles où il montre, par l'exemple de Virgile, de Bossuet, de Rousseau, ce qui manque en vraie douleur à la muse du vieux prêtre anglais. Mais nous sommes loin d'approuver la préférence qu'il semble donner au

traducteur français. Celui-ci, nous le croyons, efface quelques fautes de goût, quelques mauvaises subtilités de langage; mais aux accidents de la fantaisie. poétique, au mélange du grand et du bas, du sublime et du ridicule, enfin à ces secousses de l'âme que ressent et donne le poëte anglais, il substitue la dolente uniformité de sa vulgaire élégance. Il ne rend jamais le mot énergique et simple: il a peur du naturel. Il est moins bizarre, mais bien plus affecté que son modèle.

Quant au mérite propre et indigène de Young, à sa langue, à son style anglais, à son vers mesuré ou rimé, nous ne pouvons en mieux juger que par le témoignage local de Samuel Jonhson. « Sa versification, dit-il, est à lui. Ni ses vers blancs, ni ses vers rimés n'ont aucune ressemblance avec ceux des écrivains précédents. Il ne grapille pas l'hémistiche; il ne copie pas d'expressions favorites; il a l'air de ne s'être fait aucun magasin de pensées ou de locutions, mais d'être redevable de tout à l'inspiration fortuite du moment. Cependant j'ai lieu de croire que lorsqu'il avait une fois formé un nouveau plan, il le travaillait d'un soin très-patient, et qu'il composait avec un grand travail et de fréquentes retouches. Ses vers ne sont pas faits sur un certain modèle; car il ne se ressemble pas à lui-même dans ses différentes productions, pas plus qu'il ne ressemble aux autres ; il paraît n'avoir jamais étudié la prosodie et n'avoir reçu de direction que de sa propre oreille. Mais, avec tous ces défauts, c'était un homme de génie et un poëte1. » 1 Johnson's, Lives of Poets, t. XXIX.

POPE.

La poésie anglaise, si neuve et si libre dans Shakspeare, si savamment originale dans Milton, si facile et quelquefois si brillante sous les pinceaux de Dryden, a donné, dans les beaux ouvrages de Pope, l'exemple de cette élégance ingénieuse et noble, de cette pureté de formes que l'on a nommée le goût classique, et qui fut longtemps le goût français. Après avoir senti les créations immortelles de Shakspeare, après avoir étudié le sublime du génie anglais, dans ce grand poëte né de lui-même, barbare et puissant comme son siècle, après avoir contemplé cette âme poétique de Milton, où l'enthousiasme était sans cesse nourri par les études et les souvenirs, on peut goûter encore les chefs-d'œuvre artistement travaillés de ces talents plus timides qui brillaient au milieu d'une civilisation plus avancée. On voit dans leurs écrits moins le génie personnel d'un homme que le savoir d'une époque; leurs idées semblent un produit artificiel de la vie sociale. Mais si quelquefois ils reviennent à la nature par des accès d'humeur, s'ils ont les caprices d'une imagination froissée par le monde, alors un intérêt de surprise et de nouveauté s'attache à

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