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N'oublions pas, en effet, dans notre enthousiasme pour Shakspeare, qu'autour de lui, et même avant lui, la poésie anglaise avait déjà pris un heureux essor. Spenser, né vingt ans plus tôt que Shakspeare, avait écrit en stances harmonieuses les premiers chants de son poëme de la Reine des Fées, et prodigué, dans cet ouvrage et dans ses pastorales, les richesses d'un style ingénieux, poli jusqu'à l'affectation, mais souvent créateur, et digne d'être un jour imité par Milton'. Enfin, deux siècles auparavant, dès le premier adoucissement de la barbarie, Chaucer, imitateur de Boccace, avec plus de poésie, avait offert, dans son vieux style plein de grâce et de force, une grande abondance d'images naïves et d'expressions heureuses. Puis, à côté de ce trésor d'élégance indigène, une langue plus savante s'était formée, langue un peu prétentieuse et roide, mais abondante, énergique et claire.

C'était surtout depuis le règne de Henri VIII et la révolution religieuse, qu'un grand mouvement avait été donné aux esprits, que l'imagination s'était échauffée, et que la controverse avait répandu dans la nation le besoin des idées nouvelles. La Bible seule, rendue populaire par les versions des puritains, encore inactifs, mais déjà passionnés, la Bible seule était une école de poésie pleine d'émotions et d'images; elle remplaça presque, dans la mémoire du peuple, les légendes et les ballades du moyen àge. Les psaumes de David, traduits en vers rudes, mais pleins de feu, étaient le chant de guerre de la réformation, et don

1. Milton has acknowleged to me that Spenser was his original. (Dryden's Preface to his Fables.)

ÉTUDES DE LITT.

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naient à la poésie, qui jusque-là n'avait été qu'un passe-temps subalterne dans l'oisiveté des châteaux et de la cour, quelque chose d'enthousiaste et de sérieux,

En même temps, l'étude des langues anciennes ouvrait une source abondante de souvenirs et d'images, qui prenaient une sorte d'originalité en étant à demi défigurés par les notions un peu confuses qu'en recevait la foule. Sous Elisabeth, l'érudition grecque et romaine était le bon ton de la cour. Beaucoup d'auteurs anciens étaient traduits. La reine elle-même avait mis en vers l'Hercule furieux de Sénèque; et cette version, peu remarquable d'ailleurs, suffit pour expliquer le zèle littéraire des seigneurs de sa cour. On se faisait érudit pour plaire à la reine, comme, dans un autre temps, on s'est fait philosophe ou dévot.

Cette érudition des beaux esprits de la cour n'était pas sans doute partagée par le peuple; mais il s'en répandait quelque chose dans les fêtes et dans les jeux publics. C'était une mythologie perpétuelle. Quand la reine visitait quelque grand de sa cour, elle était reçue et saluée par les dieux Pénates, et Mercure la conduisait dans la chambre d'honneur. Toutes les métamorphoses d'Ovide figuraient dans les pâtisseries du dessert. A la promenade du soir, le lac du château était couvert de tritons et de néréides et les pages déguisés en nymphes. Lorsque la reine chassait dans le parc, au lever du jour, elle était rencontrée par Diane, qui la saluait comme le modèle de la pureté virginale. Faisait-elle son entrée solennelle dans la ville de Norwich, l'Amour, apparaissant au milieu de graves aldermen, venait lui présenter une flèche d'or, qui, sous l'influence de ses charmes puissants, ne pouvait man

quer le cœur le plus endurci; présent, dit un chroniqueur1, que sa majesté, qui touchait alors à la quarantaine, recevait avec un gracieux remercîment.

Ces inventions de courtisan, cette mythologie officielle des chambellans et des ministres, qui était à la fois une flatterie pour la reine et un spectacle pour le peuple, répandait l'habitude des fictions ingénieuses de l'antiquité, et les rendait presque familières aux plus ignorants, comme on le voit dans les pièces mêmes où Shakspeare semble le plus écrire pour le peuple de ses contemporains.

D'autres sources d'imagination étaient ouvertes, d'autres matériaux de poésie étaient préparés dans les restes de traditions populaires et de superstitions locales, qui se conservaient dans toute l'Angleterre. A la cour l'astrologie, dans les villages les sorciers, les fées, les génies, étaient une croyance encore toute vive et toute-puissante. L'imagination toujours mélancolique des Anglais retenait ces fables du Nord comme un souvenir national. En même temps venaient s'y mêler, pour les esprits plus cultivés, les fictions chevaleresques de l'Europe méridionale, et tous ces récits merveilleux des muses italiennes, adoptés par la langue anglaise. Ainsi de toutes parts et en tous sens, par le mélange des idées anciennes et étrangères, par la crédule obstination des souvenirs indigènes, par l'érudition et par l'ignorance, par la réforme religieuse et par les superstitions populaires, se formaient mille perspectives pour l'imagination; et, sans approfondir davantage l'opinion des écrivains qui ont ap

1. Holinshed.

pelé cette époque l'âge d'or de la poésie anglaise, on peut dire que l'Angleterre, sortant de la barbarie, agitée dans ses opinions, sans être troublée par la guerre, pleine de passions et de souvenirs, était alors le champ le mieux préparé où pût s'élever un grand poëte.

Le théâtre anglais, en particulier, était dès lors bien moins stérile et moins inculte qu'on le suppose. Avant Shakspeare, il avait déjà reçu de la protection de la reine et du talent de quelques hommes une inspiration tour à tour érudite et barbare, qui n'était pas sans poésie. C'est même une chose à remarquer et à dire, que cette abondance de verve théâtrale, répandue dans toute une époque dont Shakspeare est resté pour l'avenir le seul et immortel représentant. Si son nom a prévalu sur toutes les autres renommées dramatiques du même temps, s'il les a seul obscurcies de sa lumière, il n'en est pas moins vrai qu'un peu avant lui et autour de lui, chez des auteurs anglais inconnus à l'Europe, on peut saisir quelques traces d'une verve tragique analogue à la sienne, et comme les effluves du même génie.

Apparemment, dans les grandeurs historiques de cette époque, dans ses catastrophes sanglantes, depuis l'échafaud des femmes de Henri VIII jusqu'à l'échafaud de Marie Stuart et d'Essex, enfin dans la personne même d'Élisabeth, implacable et tendre, sévère et passionnée, aimant les fêtes comme une femme, la politique et la guerre comme un grand roi, il y avait quelque chose qui suscitait particulièrement cette imagination sérieuse, âme de la tragédie. Peut-être aussi les grands effets d'un art mêlé de barbarie sont-ils, à tout

prendre, plus accessibles et plus communs que la perfection du génie. Je le croirais volontiers, quand je vois, à côté du minerai d'or de Shakspeare, d'autres veines précieuses sillonner le même fonds. Le phénomène de son génie en paraîtra moins surprenant, mais il sera mieux compris. A cette demande : « Quels furent les maîtres de Shakspeare? » on pourra répondre : « Ses contemporains; » et quelques-uns n'étaient pas indignes de l'être.

En Angleterre, comme dans le reste de l'Europe au moyen âge, le premier essai de représentations dramatiques avait été tout religieux; là, comme ailleurs, l'imagination rude et crédule avait commencé par ces mystères que de nos jours Byron a pris pour dernier cadre de sa poésie savante et sceptique. Peut-être ces pieux amusements remontaient-ils par tradition aux premiers temps de la prédication chrétienne dans l'Angleterre et l'Irlande; mais une chose certaine du moins, c'est que l'usage en devint trèsfréquent dans ces deux îles, après la conquête normande.

D'abord jouées en français pour les vainqueurs, la plupart des scènes de la passion et de la vie des saints furent bientôt traduites dans la langue indigène et mixte des anciens habitants du pays. Jeoffroy, docteur de l'Université de Paris, qui, appelé en Angleterre pour tenir une école, devint plus tard abbé de SaintAlbans, fit jouer à Dunstable un mystère de sainte Catherine; et nous lisons dans un biographe anglais du XIIe siècle que la ville de Londres, « au lieu des spectacles profanes de l'antiquité, avait des jeux plus saints, la représentation des miracles qu'ont opérés les saints

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