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fort du moyen âge, nous a donné cependant une plus vive intelligence de sa littérature énergique et sans frein. Shakspeare, qui est le couronnement du moyen âge, qui en reproduit avec tant de force l'imagination et la barbarie, devait gagner à cette disposition nouvelle, choquer moins, plaire davantage, subjuguer d'abord les esprits par la grandeur de ses créations irrégulières, et enfin leur laisser une admiration sérieuse et durable.

Voltaire a tour à tour appelé Shakspeare un grand poëte et un misérable farceur, un Homère et un Gilles. Dans sa jeunesse, revenant d'Angleterre, il rapporta son enthousiasme pour quelques scènes de Shakspeare, comme une des nouveautés hardies qu'il introduisait en France quarante ans plus tard, il prodigua mille traits de sarcasme à la barbarie de Shakspeare; et il choisit particulièrement l'Académie, coinme une sorte de sanctuaire, pour y fulminer ses anathèmes. Je ne sais si l'Académie serait aujourd'hui propre au même usage; car les révolutions du goût pénètrent dans les corps littéraires, comme dans le public. Voltaire se trompait en voulant ravaler le génie de Shakspeare; et toutes les citations moqueuses qu'il entasse ne prouvent rien contre l'enthousiasme que lui-même avait partagé. C'est dans la vie, le siècle et l'originalité native de Shakspeare, qu'il faut chercher, sans système et sans humeur, la source de ses fautes bizarres, et du grand caractère de ses drames et de sa poésie.

Shakspeare (William) naquit le 23 avril 1564, à Stratford sur Avon, petite bourgade de douze ou quinze cents âmes, dans le comté de Warwick. On ne sait rien avec certitude sur les premières années de cet

homme si célèbre; et, malgré les recherches minutieuses de l'érudition biographique, excitées par l'intérêt d'un si grand nom et par l'amour-propre national, les Anglais n'ont recueilli que peu de détails sur sa vie. On n'a pu, même chez eux, déterminer bien nettement s'il était catholique ou protestant; et on y discute encore sur la question de savoir s'il n'était pas boiteux, comme le plus fameux poëte et comme le premier romancier anglais de notre siècle.

Il paraît que Shakspeare se trouva le fils ainé d'une famille de dix enfants. Son père, occupé d'un commerce de laines, avait successivement rempli dans la corporation de Stratford les fonctions d'alderman et celles de grand bailli, jusqu'au moment où des pertes de fortune lui firent abandonner une charge honorifique dont il n'était plus en état de payer les frais. D'après une autre tradition, il joignait à son commerce de laines l'état de boucher; et le jeune Shakspeare, brusquement rappelé de l'école publique de la ville, où ses parents ne pouvaient plus le soutenir, fut employé de bonne heure aux travaux les plus durs de cette profession. S'il faut en croire un témoignage contesté, lorsque Shakspeare était chargé de tuer un veau, il faisait cette exécution avec une sorte de pompe, et ne manquait pas de prononcer un discours devant les voisins assemblés. La curiosité littéraire pourra, si elle veut, chercher quelque rapport entre ces harangues du jeune apprenti et la vocation tragique du poëte; mais on doit avouer que de semblables prémices nous jettent bien loin des brillantes inspirations du théâtre grec. Si Thespis, barbouillé de lie, promenait sur un tombereau les acteurs de ses drames consacrés

à Bacchus, c'est aux champs de Marathon et dans les fêtes d'Athènes victorieuse qu'Eschyle entendit la voix des Muses, et fut appelé par elles.

Quoi qu'il en soit de ces premières et obscures occupations, Shakspeare fut marié de très-bonne heure. A dix-huit ans et demi, il épousa la fille d'un riche fermier du voisinage, Anna Ataway, qui avait alors vingt-six ans. Il eut d'elle, la première année de son mariage, une fille baptisée le 16 mai 1583 sous le nom de Suzanne, puis, l'année suivante, deux enfants jumeaux, Samuel, qui mourut au sortir de l'enfance, et Judith, qui survécut ainsi que sa sœur aînée. Rien n'annonce d'ailleurs que cette union précoce ait été un mariage d'amour, ni que cette femme, dont le nom ne reparaît que trente ans plus tard, dans le testament de Shakspeare, ait occupé beaucoup de place dans son cœur, Sans faire un aveu naïf, comme notre vieux Corneille,

Ce que j'ai de renom, je le dois à l'amour,

Shakspeare a dit quelque part : « Jamais poëte n'osa toucher une plume pour écrire, avant que son encre n'ait été mélangée des larmes de l'amour1. » Mais le génie du poëte était encore loin à l'époque de son mariage, qui paraît lui avoir laissé toutes les allures d'une vie assez aventureuse; car c'est deux ans après que, chassant la nuit avec quelques braconniers dans le parc de Folbrook, domaine du chevalier Thomas Lucy, shérif du comté de Warwick, il fut pris en flagrant délit. Détenu d'abord dans la maison du garde, sur une petite colline que les curieux vont visiter de

1.

Never durst poet touch a pen to write,
Until his ink were temper'd with love's sighs.

nos jours, il fut, d'après la plainte de sir Thomas, condamné à la réprimande publique, peine qui pouvait paraître assez légère dans la rigueur des vieilles lois anglaises sur la chasse. Blessé de cet affront, le jeune homme se vengea par des vers, en affichant à la porte du parc une ballade injurieuse, dont les critiques modernes ont retrouvé deux stances, pleines de plaisanteries assez grossières sur le nom propre de sir Lucy, et sur les soins inutiles qu'il prend pour garder ses daims et sa femme. Le seigneur, doublement offensé, voulant poursuivre de nouveau le braconnier satirique, Shakspeare quitta brusquement Stratford, et vint se réfugier à Londres. On ne peut douter de l'anecdote; le poëte l'a mise lui-même sur la scène; et c'est une tradition reçue et vraisemblable, qu'en composant sa comédie des Commères de Windsor, il a fait figurer sir Thomas Lucy dans le personnage ridicule de Robert Shallow, écuyer et juge de paix, qui se plaint que Falstaff a battu ses gens, tué son daim, et forcé la loge de son parc.

Arrivé à Londres, Shakspeare se vit-il réduit, comme on l'a conté, à garder, à la porte d'un théâtre, les chevaux des curieux, ou fut-il tout d'abord engagé, pour quelque emploi subalterne, dans une troupe de comédiens? Voilà ce qu'il est difficile d'affirmer à coup sûr. Un fait, du moins, indique comment la ressource du théâtre devait s'offrir de préférence à l'esprit du jeune aventurier, tombé sans asile et sans argent au milieu d'une grande ville. Il y avait alors à Londres trois comédiens natifs de Stratford ou des villages voisins, Héminge, qui fut trente ans plus tard un des deux éditeurs de Shakspeare; Thomas Green, qui fut acteur

célèbre jusqu'à l'extrême vieillesse; Burbage enfin qui devait bientôt prêter au génie du poëte la puissance d'un jeu longtemps renommé pour le naturel et l'énergie. On peut supposer que la rencontre et l'appui de ses compatriotes ouvrirent promptement à Shakspeare la carrière où l'appelait son génie. Ses premiers pas y furent assez obscurs, quoique, dès 1592, on le voie attaqué dans un pamphlet comme acteur et comme auteur dramatique. Sa première grande création tragique, Roméo et Juliette, ne date que de 1595, c'est-àdire de sa trente et unième année, l'âge où Corneille fit le Cid.

C'est dans cet intervalle, entre la ballade contre sir Thomas Lucy et la scène ravissante des adieux de Roméo, qu'il faut chercher l'éducation du poëte, la naissance, la culture, les essais de son génie : car l'admiration ne doit pas supposer que tout soit hasard ou invention en lui; et, quoiqu'on ait tant reproché à Shakspeare sa barbarie, il ne faut pas en conclure qu'il a tout tiré de lui-même, et que son âme poétique, ensevelie sous l'ignorance, sans modèle, sans secours, a jailli soudainement à la lumière des cieux.

Sans doute Shakspeare, quoique dans un siècle fort érudit, n'avait pas fait d'études classiques, et, comme dit Ben Johnson, il savait peu de latin et cncore moins de grec; mais il connut l'antiquité par Plutarque déjà traduit dans sa langue, et par Montaigne qu'il lisait dans la nôtre. A la forme de ses premiers ouvrages, j'ai peine à croire qu'il ne sût pas l'italien, cet heureux écho de l'antique harmonie, dont l'influence régnait alors sur d'autres idiomes de l'Europe, et communiqua tant de douceur aux vers de Fairfax et de Surrey.

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