Page images
PDF
EPUB

moitié du charme. Un merveilleux mythologique assez ridicule vient terminer le seul incident qui sépare les jeunes amants. Enfin Daphnis et Chloé, longtemps nourris par des bergers, retrouvent leurs parents qui les avaient fait autrefois exposer; le père de Daphnis, parce qu'il avait déjà deux autres enfants; et le père de Chloé, parce qu'il avait éprouvé des revers de fortune : les deux amants sont unis et heureux.

Quelle distance de cette barbare exposition des enfants négligemment racontée comme une aventure commune, de ces premières années de l'adolescence si librement décrites, de ces mœurs impures dans leur innocence même, de cette passion sans combat et sans sacrifice; quelle distance de tout ce matérialisme d'amour à la sublime chasteté d'âme qui règne dans Paul et Virginie, à cette piété filiale, à cette active charité, à ces vertus religieuses groupées comme autant de compagnes inséparables autour d'une innocence qu'elles défendent et qu'elles embellissent! Combien la naïve tendresse des deux jeunes amants est rendue plus intéressante par leur bonté pour les autres! Que Virginie est touchante lorsqu'elle va demander à un maître barbare la grâce de la pauvre négresse! Quelle sublimité dans cet héroïsme de la pudeur qui termine les jours de la jeune fille, plus vierge encore qu'amante! Il faut l'avouer, tous ces sentiments délicats et tendres sont prodigieusement supérieurs aux jolies descriptions du sophiste grec. C'est un nouvel ordre moral; c'est un monde meilleur, et je ne connais pas, dans la littérature ancienne et moderne, de terme de comparaison où l'avantage poétique de la civilisation chrétienne se fasse mieux sentir.

La pastorale de Longus n'en mérite pas moins des lecteurs; c'est le seul de tous ces romans grecs où l'on remarque un caractère d'originalité. Le naturel est d'ailleurs une chose si admirable et si rare, que, dût-on n'en retrouver que quelques traits perdus dans mille défauts, il faut en tenir un compte infini. Quelques pages de Daphnis et Chloé sont marquées de cette heureuse empreinte, que le style d'Amyot rend plus vive encore et plus vraie. Sa traduction est un monument de la langue française. Un savant et spirituel helléniste, habile imitateur de notre vieux français, a complété et embelli cette traduction en y joignant la version d'un fragment qui manquait à toutes les éditions de Longus, et qu'il a découvert dans une bibliothèque de Florence. On peut donc lire aujourd'hui Longus, et le juger à coup sûr; on lui rendra justice en le préférant aux pastorales italiennes, où l'on trouve les mêmes jeux d'esprit, les mêmes affectations de langage, avec moins de passion et de vérité.

Après avoir parlé de Longus, nous pouvons descendre, sans nous arrêter, dans les derniers abîmes de la décadence littéraire des Grecs; il n'y a plus rien sur notre passage qui mérite attention. Les Amours d'Ismène et d'Isménias réunissent tout ce qu'il y a de vulgaire et de mauvais dans les ouvrages précédents. On peut remarquer seulement que dans ce roman le personnage principal raconte lui-même son histoire; forme dont les modernes ont fait beaucoup d'usage, mais qui ne se retrouve guère parmi les anciens que dans la Métamorphose de Lucius, et dans le trop fameux Satyricon de Pétrone. Cet ouvrage est intitulé,

dans l'original, Drame d'Eustathe sur Isménias et Ismène. Eustathe est désigné par du Cange comme protonobilissime et grand archiviste. Son ouvrage est bien digne de ce misérable Bas-Empire, sous lequel ces dénominations de la cour de Byzance avertissent qu'il faut placer l'auteur. On y sent l'épuisement d'idées, l'espèce d'appauvrissement intellectuel qui caractérise cette époque de l'histoire. Il peut être lu avec curiosité sous ce rapport; ce sont les médailles d'un siècle de décadence, médailles mal frappées, mais précieuses et véridiques par leur imperfection même.

Les Amours de Rhodanthe et de Dosiclès sont du même temps, ou même moins anciens. Le romancier, qui vivait au xr° siècle, annonce qu'il est illettré, nouvellement revêtu de la bure, et l'un de ces humbles moines qui ne possèdent rien sur la terre. Il a cependant de l'érudition et quelque rhétorique; et même il a écrit sa narration en vers, c'est-à-dire dans une espèce d'iambes peu réguliers, alors fort en usage, et nommés vers politiques. C'est dans la même forme que sont écrits les Amours de Drosille et de Chariclès, par Nicétas Eugénianus, le dernier ouvrage de cette série. Il semble que les auteurs de ces fades romans, copiés de tous ceux qui les avaient précédés, aient été à la fin saisis eux-mêmes d'une sorte de pudeur, en voyant la stérilité de leurs inventions, et qu'ils aient essayé de couvrir une telle indigence par cette parure des vers qui, dans les premiers jours de la civilisation grecque, avait embelli la fable et l'histoire, et semblait presque inséparable de la parole même. Mais les vers, accent naturel de l'imagination inspirée, ne sont rien par eux-mêmes, quand l'imagination est

éteinte ils n'ont pas une vertu magique qui ranime des cendres :

Carmina non possunt Erebo deducere manes.

Nicélas Eugénianus avait langui bien des années dans la poudre des manuscrits. Un savant célèbre, M. Boissonade, l'en a tiré; et il a fait disparaître, pour les érudits du moins, la nullité du texte, sous des notes dictées par la philologie la plus curieuse et la plus variée. Mais le roman, laissé à lui-même, n'en est pas moins l'insipide redite de ces amours de convention, de ces infortunes triviales, de ces vaines descriptions que l'on a vues partout, et qui reviennent comme des importuns cent fois rencontrés et toujours inévitables. Ce sont des brigands, des tempêtes, des pirates. Il serait impossible de tirer de là une peinture fidèle, un sentiment vrai, une seule expression naturelle et vive. C'est une littérature morte, image d'une société détruite par le malheur et la servitude. Il y a des sons, des phrases, des formes de style, des apparences, et, s'il est permis de le dire, des ombres de pensées; mais il n'y a plus d'âme, plus de vie. On dirait de ce guerrier d'Arioste qui, tué dans un combat, continua de combattre quelque temps par habitude, avant de s'apercevoir qu'il était mort. Ce roman n'offre aucune des curiosités de mœurs, aucun des traits ingénieux qui, dans les ouvrages précédents, balancent et rachètent bien des défauts, et doivent encore exciter l'intérêt. Il mérite un anathème sans réserve.

[ocr errors]

On éprouve un sentiment de douleur en voyant cette admirable littérature grecque, si variée, si brillante,

disparaître et se perdre ainsi dans les sables. Longtemps féconde sur son propre sol, heureusement transplantée en Sicile, en Égypte, en Asie, il semblait qu'elle fût douée d'une vie immortelle. Seule, dans les annales du monde civilisé, on l'avait vue jouir du privilége de se renouveler plusieurs fois avec la même splendeur, et de se conserver florissante pendant plus de mille années. Combien de siècles d'intervalle, combien de révolutions de temps et de mœurs entre Homère et saint Jean Chrysostome! Et tout cet espace avait été marqué, de distance en distance, par de grands génies, poëtes, philosophes, orateurs, qui avaient enrichi l'héritage de l'esprit humain. Enfin la chaîne s'est rompue, sans pouvoir se renouer; le sol inépuisable a cessé de produire; et le xr siècle, l'époque la plus barbare et la plus malheureuse de notre Occident, nous montre aussi dans l'Orient le génie grec réduit presque aux misérables productions d'Eustathe et de Nicetas. Car les chroniqueurs de Byzance, dans ce siècle et les âges suivants, ne valent guère mieux que ses romanciers. La fiction et l'histoire attestent également la décrépitude où était tombé l'esprit humain.

La conquête musulmane est venue surcharger d'un poids épouvantable cet affaissement de la nation la plus ingénieuse de la terre. Cette langue qui avait reçu le dépôt de tant de grandes pensées, et qui, même dans les faibles et dernières productions que nous venons d'analyser, conservait encore ses formes inimitables, a fini par se déconstruire et s'altérer. Non qu'elle soit devenue méconnaissable dans l'idiome qui lui a succédé, et qui porte le nom de romaïque. Ses

« PreviousContinue »