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Ailleurs elle représente :

« De sages vieillards errants au loin, et forcés de détruire eux-mêmes leurs livres, comme un fardeau funeste1. >>

Des éloges donnés à la vertu de Thraséas et d'Helvidius furent punis de mort. L'imagination ne pouvait plus être libre, qu'à condition de s'égarer dans des fables monstrueuses et surannées; les lettres n'étaient plus qu'un travail de mots, et une recherche d'images capricieuses. Tel fut le génie de Stace, qui, lorsqu'il ne s'épuise pas à célébrer le bronze gigantesque du cheval de Domitien, raconte en vers forcés la vieille histoire de la Thébaïde. Les poëtes, chez qui se conservait un goût plus sobre et plus timide, allaient également chercher pour sujet de leurs vers des fables lointaines, qu'ils versifiaient avec un travail subtilement artificiel; ils chantaient les Argonautes, sous l'invocation de Domitien, qu'ils proclamaient le bienfaiteur du monde.

Une chose remarquable, c'est que la poésie de Stace, encore plus que celle de Lucain, a de singuliers rapports avec la poésie espagnole du temps de Philippe II: c'est la même pompe vide et sonore, le même besoin d'échapper au péril de penser, par la bizarre obscurité des expressions. A quinze siècles de distance, sous des religions et des civilisations différentes, la même tyrannie dégrade et fausse également les talents.

Non aliter, primo quam quum surreximus ævo
Glandibus et puræ rursus procumbere lymphæ?
(Sulpiciæ Satyra.)

1.

Sic nostri palare senes dicuntur, et ipsi
Ut ferale suos onus extirpare libellos.

Les temps de Domitien virent cependant naître un ouvrage que l'on a coutume de citer comme le modèle du goût le plus pur. Nourri de l'étude des Grecs et de Cicéron, curieux amateur des beautés du langage, Quintilien prétendit rendre à l'éloquence sa grandeur par de sages conseils sur la manière d'écrire. Mais dans son livre, trop scolastique, la plus haute destination de l'éloquence lui échappe ou l'effraye; il en parle comme d'un art ingénieux et difficile que l'on apprend à force de soin, en joignant au talent naturel le travail et la probité; mais, à ce qu'il paraît, cette probité n'est pas celle d'une âme libre Quintilien prodigue à l'odieux despote de Rome les plus vils éloges; non-seulement il en fait un dieu, il le loue même d'être un grand poëte, ce qui devait coûter davantage à sa conscience de critique; il le félicite aussi d'avoir banni les philosophes; il s'indigne que ces hommes se soient crus plus sages que les empereurs, et les accuse dans les mêmes termes dont les délateurs s'étaient servi contre Thraséas. Faut-il s'étonner, après cela, que Quintilien, si habile maître d'éloquence, ait composé lui-même de froides et emphatiques déclamations? Son goût si juste et si délicat dans l'analyse des anciens orateurs l'abandonnait alors, ou ne lui servait pas; car il lui manquait la grande inspiration de l'éloquence, sans laquelle les leçons du goût ne sont rien. Qu'importe, en effet, que l'on étudie l'art des paroles, que l'on calcule l'élégance et l'harmonie, quand tout mouvement fier et libre est interdit à l'âme? Que pouvaient apprendre les conseils littéraires de Quintilien aux hommes abattus par la cruelle et soupçonneuse tyrannie qu'il flattait devant eux?

A la vérité, les esprits qui survivent à cette oppression et qui ne sont, pas flétris par elle y prennent un surcroît de vigueur et d'originalité. L'empire de Domitien, plus court et plus violent que celui de Tibère, ne corrompit pas autant les âmes. Tacite eut le bonheur d'écrire sous Trajan avec les souvenirs profonds et l'indignation longtemps étouffée des tyrannies précédentes; l'histoire est pour lui comme une tardive vengeance; l'oppression qu'il a soufferte l'a rendu contemporain de toutes les autres oppressions; elle le fait remonter jusqu'à Tibère; il écrit, avec le souvenir de ce qu'il a senti, le passé qu'il n'a pas vu aussi jamais ouvrage ne fut plus vrai par les couleurs. Tacite a l'air d'un témoin d'autant plus fidèle, qu'il est encore ému. Quand on lit dans Pline le Jeune l'anecdote de ce Romain qui, tourmenté d'un mal sans remède, diffère de se donner la mort pour survivre à Domitien, on conçoit le génie de Tacite et sa longue impatience. Mais si le passage d'un affreux despotisme à la douceur des règnes de Nerva et de Trajan, si la joie de survivre à la tyrannie, si l'espoir d'en prévenir le retour en la flétrissant, si l'émotion du citoyen et l'austérité du sage donnent au livre de Tacite un caractère inimitable, on ne peut supposer cependant que, même sous Nerva et sous Trajan, le champ du génie fût aussi vaste que dans l'ancienne liberté grecque. Le pouvoir de Trajan était un despotisme réparateur et doux ; il permettait la censure des tyrans, il ne pouvait la redouter pour lui-même. La simplicité de ses manières, sa modération allégeaient le joug de l'empire, mais ne l'ôtaient pas une si longue habitude, ces reprises de tyrannies si fré

quentes et si cruelles avaient d'ailleurs énervé la force des âmes.

Hormis l'histoire portée si haut par Tacite, cette époque ne vit fleurir que l'érudition et les panégyriques. Dans les lettres ingénieuses de Pline, consul sous Trajan, on aperçoit la petitesse des intérêts laissés aux citoyens; on y parle beaucoup de poésies lues dans des cercles, de déclamations entendues dans les écoles, de plaidoyers élégants et fort applaudis. C'est une chose curieuse que l'air de triomphe avec lequel Pline s'attache à quelques faibles simulacres de liberté permis par Trajan. « Le sénat, dit-il, ne s'est séparé qu'à la nuit; il a été convoqué trois jours; il a siégé trois jours: noble spectacle et digne de l'antiquité1! »

Dans ces joies enfantines d'une imagination républicaine, on surprend le secret que tout Romain éclairé portait au fond du cœur. Mais lorsqu'on lit une lettre où Trajan refuse d'autoriser une petite association pour réparer les bains d'une ville d'Asie, parce que, dit-il, toute réunion, toute société d'inté rêts privés est une chose contraire à notre empire, on reconnaît le vice du pouvoir absolu. Beaux esprits, rhéteurs brillants, ingénieux panégyristes, cette époque en produisit un grand nombre qui ne sont point parvenus jusqu'à nous; mais elle n'eut qu'un génie original, Tacite. En lui seul étaient la voix du peuple. la liberté du sénat et la conscience du genre humain. Cependant le sentiment qui avait inspiré Tacite, l'in

1. « Jam hoc pulchrum et antiquum senatum nocte dirimi, triduo vocari, triduo contineri. » (Plin. Epist.)

dignation, en passant dans une âme moins forte et moins pure, a fait aussi le talent de Juvénal. Ce n'est point parce qu'il fut élevé dans les cris de l'école, c'est parce qu'il se sent libre, au moins contre le passé, que Juvénal s'emporte en expressions si véhémentes; il traîne aux gémonies les anciens tyrans, les Tibère, les Domitien, les Séjan, les Messaline ses vers ont tout le cynisme de la vengeance populaire; il lui doit aussi son énergie mâle et terrible c'est le plus grand poëte des lettres romaines en décadence, parce que ce fut le plus libre. Malheureusement toutes les souillures de l'antiquité, redoublées par la longue domination des Césars, infectent les chants de sa muse effrontée.

Cependant, à cette époque de corruption si profonde, et sous ce gouvernement si absolu, lors même qu'il se montrait modéré, une grande et sublime nouveauté cheminait dans le monde, à travers les ruines mal soutenues de l'ancienne société romaine. Du fond de l'Assyrie, de ville en ville, sur cette longue traînée de civilisation grecque répandue dans l'Asie Mineure, un culte inconnu gagnait de proche en proche; on le voit partout jeter sur son passage de petites colonies pleines d'une pureté enthousiaste, et libres comme on l'est quand on veut mourir.

Aussi combien étaient puissantes les paroles de ces premiers apôtres! que leur mission était nouvelle et grande! Tandis que l'on déclame à Rome, que l'on fait des vers et des panégyriques, quelle est cette éloquence qui agit comme un glaive, coupe tous les liens de l'ancien monde, en forme de nouveaux, réunit le Grec et le Barbare, le juif et le gentil, brave les

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