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les Tacite et les Pline, du haut de leur fierté romaine, ont jugée avec un dédain si frivole et si cruel.

Les ouvrages philosophiques de Plutarque sont sans doute le plus vaste et le plus amusant répertoire de la sagesse antique; mais les vies de ses grands hommes ont un mérite de plus : elles peignent la nature humaine avec une admirable naïveté. Là, cependant, nous trouvons encore, dans la conception générale de ses plans, quelques traces des habitudes de fausse éloquence, empruntée aux écoles sophistiques de la Grèce et de Rome.

Plutarque intitule son grand ouvrage les Vies parallèles; et dans ce cadre, l'histoire abrégée de chaque grand homme de la Grèce a pour suite et pour pendant la vie d'un grand homme romain, laquelle est terminée par une comparaison, où les deux héros sont rapprochés trait pour trait, et pesés dans la même balance. Cette manie ne semble-t-elle pas rappeler d'abord les thèses un peu factices des écoles, et les jeux d'esprit de l'éloquence?

L'histoire peut-elle en effet offrir toujours à point nommé ces rapports, ces symétries, que le talent oratoire saisit quelquefois entre deux destinées, deux caractères célèbres? L'exactitude ne doit-elle pas souvent manquer à ces rapprochements essayés sur une longue série de grands hommes? Et l'écrivain ne sera-t-il pas conduit à fausser les traits, pour créer des ressemblances, et à subtiliser, pour expliquer les différences? Enfin, un peu de monotonie ne s'attachet-il pas à cette méthode, qui établit, dans l'histoire de deux peuples, des correspondances si régulières, et emboîte les grands hommes de deux pays dans ces

étroits compartiments? Peut-être, pour justifier ce système de composition adopté par Plutarque, faut-il se souvenir qu'il était Grec, et que, dans l'esclavage de son pays, il trouvait une sorte de consolation à balancer la gloire des vainqueurs, en opposant à chacun de leurs grands hommes un héros qui fût né dans la Grèce.

L'érudition fait à Plutarque historien beaucoup d'autres reproches; on l'a souvent accusé, et même convaincu de graves inexactitudes, d'oublis, d'erreurs dans les faits, dans les noms, dans les dates, de contradictions avec lui-même. On a découvert chez lui des fautes qui, dans les scrupules de notre exacte critique, compromettraient la renommée d'un historien, mais qui n'ôtent rien à son génie.

Plutarque, qui a tant écrit sur Rome, savait, de son propre aveu, fort imparfaitement la langue latine. On conçoit d'ailleurs combien, dans l'antiquité, toute investigation historique était lente, difficile, incertaine. Aidée par l'imprimerie, la patience moderne, en rapprochant les textes, les monuments, a pu rectifier les erreurs des anciens eux-mêmes; mais qu'importe que Plutarque ait écrit que Tullie, fille de Cicéron, n'avait eu que deux maris, et qu'il ait oublié Crassipes? Qu'importe qu'il se soit trompé sur un nom de peuple ou de ville, ou même qu'il ait altéré le sens d'un passage de Tite Live? Ces petites découvertes de l'érudition laissent aux récits de l'historien tout leur charme et tout leur prix. On peut s'étonner davantage qu'il sc contredise quelquefois lui-même; et que, dans deux vies, il raconte le même fait avec d'autres noms ou d'autres circonstances. Tout cela, sans doute, in

dique une composition plus oratoire que critique, plus attentive aux peintures et aux leçons de mœurs qu'à la précision des détails : c'est en général la manière des anciens.

Au reste, malgré ces défauts, il n'en faut pas moins reconnaître que, même pour la connaissance des faits, les Vies de Plutarque sont un des monuments les plus instructifs et les plus précieux que l'érudition ait pu recueillir, dans l'état incomplet où nous est parvenue la littérature antique. Une foule de faits, et les noms même de beaucoup d'écrivains, ne nous sont connus que par Plutarque. Indépendamment des grands hommes de l'histoire de la Grèce, qu'il a écrite avec des notions plus certaines et plus étendues, dans les vies mêmes des personnages romains, il a jeté grand nombre d'anecdotes qui ne sont point ailleurs. Il a rappelé des passages de Tite Live que le temps nous a ravis; et il cite une foule d'écrits latins qu'il avait lus, et dont il a seul révélé quelque chose à notre curiosité par exemple, les harangues de Tibérius Gracchus, les lettres de Cornélie à ses deux fils, les mémoires de Sylla, les mémoires d'Auguste, etc.

La critique savante, qui a relevé les inexactitudes de Plutarque, a voulu quelquefois lui ôter aussi le mérite de ses éloquents récits. On a supposé qu'il était plutôt un adroit compilateur qu'un grand peintre, et qu'il avait copié ses plus beaux passages dans d'autres historiens. Le reproche paraît peu vraisemblable. Dans les occasions où Plutarque pouvait suivre Thucydide, Diodore, Polybe, ou traduire Tite Live et Salluste, nous le voyons toujours donner aux faits l'empreinte qui lui est propre, et raconter à sa manière. Dans la

vie de Nicias même, il regrette l'obligation désavantageuse où il se trouve de lutter contre Thucydide, et de recommencer les tableaux tracés par un si grand maître. Laissons donc à Plutarque la gloire d'une originalité si bien marquée par la forme même de ses récits, par le mélange d'élévation et de bonhomie qui en fait le caractère, et qui décèle l'influence de ses études oratoires et la simplicité de ses mœurs privées.

On a souvent célébré, défini, analysé, le charme prodigieux de Plutarque, dans ses vies des hommes illustres.

« C'est le Montaigne des Grecs, a dit Thomas; mais il n'a point comme lui cette manière pittoresque et hardie de peindre ses idées, et cette imagination de style que peu de poëtes même ont eue comme Montaigne. »

Cette restriction est-elle juste? Plutarque, dont la hardiesse disparaît quelquefois dans l'heureuse et naïve diffusion d'Amyot, n'a-t-il pas au contraire au plus haut degré l'expression pittoresque et l'imagination de style?

Quels plus grands tableaux, quelles peintures plus animées que l'image de Coriolan au foyer d'Attilius, que les adieux de Brutus et de Porcie, que le triomphe de Paul Émile, que la navigation de Cléopâtre sur le Cydnus, que le spectacle si vivement décrit de cette même Cléopâtre, penchée sur la fenêtre de la tour inaccessible où elle s'est réfugiée, et s'efforçant de hisser et d'attirer vers elle Antoine vaincu et blessé, qu'elle attend pour mourir! Combien d'autres descriptions d'une admirable énergie! Et à côté de ces brillantes images, quelle naïveté de détails vrais, intimes, qui

prennent l'homme sur le fait, et le peignent dans toute sa profondeur, en le montrant avec toutes ses petitesses!

Peut-être ce dernier mérite, universellement reconnu dans Plutarque, a-t-il fait oublier en lui l'éclat du style et le génie pittoresque; mais c'est ce double caractère d'éloquence et de vérité qui l'a rendu si puissant sur toutes les imaginations vives. En faut-il un autre exemple que Shakspeare, dont le génie fier et libre n'a jamais été mieux inspiré que par Plutarque, et qui lui doit les scènes les plus sublimes et les plus naturelles de son Coriolan et de son Jules César? Montaigne, Montesquieu, Rousseau, sont encore trois grands génies sur lesquels on retrouve l'empreinte de Plutarque, et qui ont été frappés et colorés par sa lumière. Cette immortelle vivacité du style de Plutarque, s'unissant à l'heureux choix des plus grands sujets qui puissent occuper l'imagination et la pensée, explique assez le prodigieux intérêt de ses ouvrages historiques. Il a peint l'homme, et il a dignement retracé les plus grands caractères et les plus belles actions de l'espèce humaine. L'attrait de cette lecture ne passera jamais; elle répond à tous les âges, à toutes les situations de la vie; elle charme le jeune homme et le vieillard; elle plaît à l'enthousiasme et au bon sens.

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