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société de famille, qui sans doute contribua pour quelque chose au caractère de droiture et de bonté que l'on aime dans ses écrits.

Il avait conservé souvenir de son bisaïeul Nicarchos, et des vives peintures que ce bon vieillard lui avait souvent faites des malheurs de sa patrie, lorsque le triumvir Antoine, dans sa lutte contre Octave, ayant amené la guerre sur les mers de la Grèce, épuisa de contributions tous les pays voisins, et força les habitants de Chéronée d'apporter sur leurs épaules, jusqu'au rivage, des blés pour sa flotte. Il rappelle avec complaisance son grand-père Lamprias, dont il admirait l'éloquence, la brillante imagination et la gaieté, le verre à la main, dans un petit cercle de vieux amis. Il rapporte même un mot que Lamprias aimait à dire et à justifier par le fait : « C'est que la vapeur du vin opère sur l'esprit, comme le feu sur l'encens, dont il détache et fait évaporer la partie la plus subtile et la plus exquise.

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Quant à son père, Plutarque le vante beaucoup pour la vertu, la modestie, la connaissance des choses sacrées, l'étude de la philosophie et des poëtes; et il cite avec respect plus d'un bon conseil qu'il avait reçu de lui dans sa jeunesse. Plutarque eut aussi deux frères qu'il aima tendrement, Lamprias et Tinon. Dans l'école d'Ammonius, qu'il suivit fort jeune, et où il se lia d'amitié avec un descendant de Thémistocle, il apprit les mathématiques et la philosophie. Sans doute il avait également étudié, sous des maîtres habiles, toutes les parties des belles-lettres. Ses ouvrages montrent assez que la lecture des poëtes avait rempli sa mémoire.

Il paraît que, fort jeune encore, il fut employé par ses concitoyens à quelques négociations avec des villes voisines. Le même motif le conduisit à Rome, où tous les Grecs doués de quelque industrie et de quelque talent venaient régulièrement, depuis plus d'un siècle, chercher la réputation et la fortune, en s'attachant à quelques hommes puissants, ou en donnant des leçons publiques de philosophie et d'éloquence. Plutarque, on ne peut en douter, ne négligea pas ce dernier moyen d'acquérir de la célébrité. Il avoue luimême que, pendant ses voyages en Italie, il ne put trouver le temps d'apprendre assez à fond la langue latine, à cause des affaires publiques dont il était chargé, et des conférences qu'il avait sur les matières philosophiques avec les hommes instruits qui venaient le consulter et l'entendre. Il parlait, professait dans sa propre langue, suivant le privilége qu'avaient conservé les Grecs d'imposer leur idiome à leurs vainqueurs, et d'en faire la langue naturelle de la philosophie et des lettres.

Ces leçons publiques, ces déclamations furent évidemment la première origine, la première occasion des nombreux traités moraux de Plutarque. Le philosophe de Chéronée exerça dans Rome cette profession de sophiste dont le nom est devenu presque injurieux, et dont l'existence seule semble indiquer une décadence littéraire, mais qui fut plus d'une fois illustrée dans Rome par de grands talents et par la persécution. On sait que, sous les mauvais empereurs, dans l'esclavage public, la philosophie était le seul asile où se réfugiait la liberté bannie du forum et du sénat. La philosophie avait servi jadis à perdre la république;

elle n'était alors qu'un vain scepticisme, dont abusaient les ambitieux et les corrupteurs. Par une vocation meilleure, elle devint plus tard une espèce de religion qu'embrassaient les âmes fortes. Il fallait le secours d'une sagesse qui apprît à mourir : on invoqua le stoïcisme.

Plutarque, le plus constant et le plus dédaigneux ennemi des doctrines épicuriennes; Plutarque, l'admirateur de Platon et son disciple dans la croyance de l'immortalité de l'âme, de la justice divine et du bien moral, enseignait des vérités moins pures que le christianisme, mais qui convenaient au besoin le plus pressant des âmes élevées. Il nous apprend lui-même quels illustres Romains assistaient à ses leçons. « Un jour, dit-il, que je déclamais à Rome, Arulenus Rusticus, celui que Domitien fit mourir pour l'envie qu'il portait à sa gloire, était présent et m'écoutait. Au milieu de la leçon, il entra un soldat, qui lui remit une lettre de l'empereur. Il se fit un silence; et moimême je m'arrêtai, pour lui donner le temps de la lire; mais il ne le voulut pas, et n'ouvrit point la lettre avant que j'eusse achevé mon discours, et que l'auditoire se fût séparé. » Cet Arulenus est celui que Tacite a tant loué, celui que Pline le Jeune nomme souvent, avec une religieuse admiration, l'ami de Thraséas et d'Helvidius, et digne de mourir comme ces deux grands hommes.

On ne sait si Plutarque prolongea son séjour en Italie jusqu'à l'époque où Domitien bannit, par un décret, tous les philosophes. Les savants ont pensé qu'il alla plusieurs fois à Rome, mais qu'aucun de ces voyages n'eut licu depuis le règne de cet empereur.

Ce qui paraît assuré, c'est que Plutarque revint, jeune encore, se fixer dans sa patrie, et qu'il y resta dès lors sans interruption, par une sorte de patriotisme, et pour faire jouir ses concitoyens de l'estime et de la faveur qui pouvaient s'attacher à son nom. Il s'était marié, et avait choisi sa femme dans une des plus anciennes familles de Chéronée : elle s'appelait Timoxène. Il parle de sa famille avec cette effusion de tendresse qu'une âme douce et pure ajoute encorè à la force du sentiment paternel. Deux de ses enfants et sa fille moururent presque au berceau.

Plutarque en a éternisé le souvenir dans une lettre de consolation qu'il écrivit à sa femme, et où respirent cette vérité et cette simplicité de douleur qui sied si bien aux esprits les plus élevés; il trace un portrait des vertus d'une épouse et d'une mère, en y mêlant cette teinte de mœurs antiques et ces allusions poétiques qui donnent un si grand attrait à la lecture de ses écrits. Plutarque, qui a composé un traité sur l'amour conjugal, et qui seul des anciens nous a transmis l'admirable histoire d'Éponine et de Sabinus, paraît avoir connu, dans toute sa pureté, le bonheur de cet amour dont il a célébré les devoirs et l'héroïsme.

On trouve à ce sujet dans ses ouvrages une anecdote charmante, et qui semble bien plus digne de l'ancien âge d'or de la Grèce que du siècle de fer de Domitien. Plutarque, peu de temps après son mariage, eut quelques démêlés avec les parents de sa femme, gens difficiles, ou intéressés peut-être, ce que nous nous gardons bien de juger. La jeune femme, inquiète de ces petits débats, et craignant la plus légère atteinte

à la douce union où elle vivait avec son mari, le pressa de venir sur le mont Hélicon, faire un sacrifice à l'amour, qui, dans la gracieuse théologie de l'antiquité, n'était pas seulement, comme on le croit d'ordinaire, le dieu des amants et le gardien des serments passagers, mais qui étendait son pouvoir à tous les liens de famille, à tous les sentiments affectueux, et était même chargé de maintenir dans le monde physique la concorde et l'harmonie.

Plutarque consentit à ce pieux voyage, et accompagna sa femme, avec quelques-uns de ses amis. Ils sacrifièrent sur l'autel du dieu, et revinrent avec cette douce paix du cœur que le voyage seul était bien fait pour inspirer. De tels récits s'accordent peu avec une anecdote que raconte Aulu-Gelle.

Plutarque, selon ce récit, faisait battre de verges un esclave coupable de quelque faute. L'esclave, au milieu de ses gémissements, s'avisa de reprocher à son maître que cette violence prouvait en lui peu de philosophie, et de lui objecter un beau traité contre la colère, qu'il avait composé, et dont il se souvenait si mal.

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Comment, malheureux! lui dit Plutarque d'un ton calme, me crois-tu en colère, parce que je te fais punir? Mon visage est-il enflammé? M'échappe-t-il aucun mot dont je doive rougir? Ce sont là les signes de cette colère que j'ai interdite au sage. » En même temps le philosophe, se tournant vers l'exécuteur du châtiment, lui dit, suivant le récit d'Aulu-Gelle : Mon ami, pendant que cet homme et moi nous discutons, continue toujours ton office. » Il y aurait dans ce bon mot plus d'esprit que d'humanité.

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ÉTUDES DE L'TT.

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