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Plus humbles devenus, plus doux ni gracieux,
De paillards continens, de menteurs veritables,
D'effrontés vergongneux, de cruels charitables,
De larrons aumosniers, et pas un n'a changé
Le vice dont il fut auparavant chargé.

(Discours des misères du temps.)

RÉGNIER.

Mathurin Régnier, né à Chartres, en 1573, fut chanoine de la cathédrale de cette ville; il mourut à Rouen en 1613. Ses œuvres se composent de seize Satires, trois Épîtres, cinq Élégies et quelques autres poëmes.

Les meilleures éditions de Regnier sont celles d'Elzevier, Leyde, 1652; de Lequien, Paris, 1822; de Viollet-Leduc, Paris, 1823.

Il était évident que la réforme de Ronsard et de la Pléiade n'était pas définitive. C'était un effort violent qui succédait à une torpeur extrême : la révolution avait passé le but sans l'atteindre. Régnier, par inspiration vraie, par nonchaloir, par insouciance, par abandon à la bonne loi naturelle, revint au simple, au vrai, et rentra sans le savoir dans la vieille école gauloise, qu'il enrichit toutefois d'heureuses imitations. Il suivit par génie l'excellent précepte de du Bellay; il transforma en soi les meilleurs auteurs, et, après les avoir digérés, les convertit en sang et nourriture.» Il fut le premier en France qui écrivit de véritables satires à l'imitation d'Horace. Mais son imitation n'était plus le calque servile imaginé par la Pléiade, c'était la féconde émulation, la puissante rivalité du talent.

Le pinceau de Régnier s'arrête volontiers à la surface des choses. C'est de lui qu'on peut dire qu'il se joue autour du cœur humain. Sa poésie n'a rien de bien profond, de bien philosophique; ce sont les jeux innocents de la satire ses contemporains l'avaient jugé ainsi. Ce prédéces

seur de Boileau était pour eux le bon Reignier; et luimême nous explique, quoique avec trop de modestie, cette qualification:

Et ce surnom de bon me va-t-on reprochant

D'autant que je n'ai pas l'esprit d'estre méchant.

Ce n'est certes pas l'esprit qui manque à Régnier, ni l'enjouement, ni la verve. Mais il est artiste bien plus que moraliste; il s'occupe plus de la peinture que de la leçon. Sa plus belle création, c'est son style; on en a fait un bel et juste éloge en le rapprochant de celui de Montaigne 1.

CONTRE LES MAUVAIS POETES.

Lorsque l'on voit un homme par la rue,
Dont le rabat est sale, et la chausse rompue,
Ses gregues aux genoux, au coude son pourpoint;
Qui soit de pauvre mine, et qui soit mal en point:
Sans demander son nom, on le peut reconnoistre
Car si ce n'est un poëte, au moins il le veut estre.
Cependant sans souliers, ceinture, ni cordon,
L'oeil farouche et troublé, l'esprit à l'abandon,
Vous viennent accoster comme personnes yvres,
Et disent pour bon-jour, Monsieur, je fais des livres,
On les vend au Palais, et les doctes du temps
A les lire amusez, n'ont autre passe-temps. »
De là, sans vous laisser, importuns ils vous suivent,
Vous alourdent de vers, d'alegresse vous privent,
Vous parlent de fortune, et qu'il faut acquérir
Du crédit, de l'honneur, avant que de mourir;

Mais que pour leur respects l'ingrat siecle où nous sommes,
Au prix de la vertu n'estime point les hommes:
Que Ronsard, du Bellay, vivants ont eu du bien,
Et que c'est honte au Roy de ne leur donner rien.
Puis, sans qu'on les convie, ainsi que vénérables,
S'assient en Prélats les premiers à nos tables,

1. Sainte-Beuve: Tableau de la Poésie française au seizième siècle, tome I, page 169.

2. C'est-à-dire, dont les vêtements sont percés, les grègues aux genoux, et le pourpoint aux coudés. Grègues, au grèves le vêtement qui couvrait les jambes.

3. Au palais de justice, où il y avait des boutiques de libraires. 4. Vous accablent.-5. En ce qui les regarde.

Où le caquet leur manque, et des dents discourant,
Semblent avoir des yeux regret au demeurant.
Si quelqu'un, comme moy, leurs ouvrages n'estime,
Il est lourd, ignorant, il n'ayme point la rime;
Difficile, hargneux, de leur vertu jaloux,

Contraire en jugement au commun bruit de tous.
Juste postérité, à tesmoin je t'appelle,

Toy qui, sans passion, maintiens l'œuvre immortelle,
Et qui selon l'esprit, la grace et le sçavoir,
De race en race au peuple un ouvrage fais voir:
Venge ceste querelle, et justement sépare
Du cigne d'Apollon la corneille barbare,
Qui croassant partout d'un orgueil effronté,
Ne couche de rien moins que l'immortalité

(Satire m.)

LA LIONNE, LE LOUP ET LE MULET'.

Avecque la science il faut un bon esprit.
Or entends à ce point ce qu'un Grec en escrit :
Jadis un Loup, dit-il, que la faim espoinçonne,
Sortant hors de son fort rencontre une Lionne,
Rugissante à l'abort, et qui monstroit aux dents
L'insatiable faim qu'elle avoit au dedans.

Furieuse elle approche, et le Loup qui l'advise,
D'un langage flatteur lui parle et la courtise:
Car ce fut de tout temps, que, ployant sous l'effort,
Le petit cede au grand, et le foible au plus fort.
Luy, di-je, qui raignoit que faute d'autre proye,
La beste l'attaquast, ses ruses il employe.
Mais enfin le hazard si bien le secourut,
Qu'un Mulet gros et gras à leurs yeux apparut.
Ils cheminent dispos, croyant la table preste,
Et s'approchent tous deux assez pres de la beste.
Le Loup qui la cognoist, malin et deffiant,
Luy regardant aux pieds, lui parloit en riant:
• D'où es-tu? Qui es-tu? Quelle est ta nourriture
Ta race, ta maison, ton maistre, ta nature? »
Le mulet estonné de ce nouveau discours,

De peur ingénieux, aux ruses eut recours;

Et comme les Normands, sans luy respondre voire 1:

<< Compere, ce dit-il, je n'ay point de memoire,

1. N'aspire à rien moins, ne vise à rien moins qu'à l'immortalité. 2. La Fontaine, livre V, Fable 8; livre XII, Fable 17.

3. Où as-tu été élevé? 4. Vraiment, franchement.

Et comme sans esprit ma grand mere me vit,
Sans m'en dire autre chose, au pied me l'escrivit. »
Lors il leve la jambe, au jarret ramassée;
Et d'un œil innocent il couvroit sa pensée,
Se tenant suspendu sur ses pieds en avant.
Le Loup qui l'apperçoit, se lève de devant,
S'excusant de ne lire, avecqu' ceste parolle,

Que les loups de son temps n'alloient point à l'écolle.
Quand la chaude Lionne, à qui l'ardente faim
Alloit précipitant la rage et le dessein,

S'approche, plus savante, en volonté de lire.

Le Mulet prend son temps, et du grand coup qu'il tire,
Luy enfonce la teste, et d'une autre façon,

Qu'elle ne sçavoit point, lui apprit sa leçon.

Alors le Loup s'enfuit, voyant la beste morte;

Et de son ignorance ainsi se reconforte :

« N'en déplaise aux Docteurs, Cordeliers, Jacobins,
Pardieu, les plus grands clercs ne sont pas les plus fins. »

(Satire III.)

UN FACHEUX.

Apres tous ces propos qu'on se dict d'arrivée,
D'un fardeau si pesant ayant l'ame grevée,
Je chauvy de l'oreille', et demourant pensif,
L'eschine j'alongeois comme un asne rétif,
Minutant me sauver de ceste tirannie.

Il le juge à respect: « O! sans ceremonie,
Je vous suply, dit-il, vivons en compagnons ; »
Ayant, ainsi qu'un pot, les mains sur les roignons,
Il me pousse en avant, me présente la porte,
Et sans respect des Saints, hors l'église il me porte,
Aussi froid qu'un jaloux qui voit son corrival.
Sortis, il me demande : « Estes-vous à cheval?
Avez-vous point ici quelqu'un de vostre troupe? »
Je suis tout seul, à pied. » Lui, de m'offrir la croupe.
Moy, pour m'en dépêtrer, luy dire tout expres :

« Je vous baise les mains, je m'en vais ici pres,

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O Dieu! le galand homme!

J'en suis. » Et moy pour lors, comme un bœuf qu'on assomme,

1 Je baissai l'oreille.

2. Il prend mon silence et mon embarras pour des marques de respect.

3. En camarades, en égaux.

4. Voir Molière, les Facheus, acte I, scène I.

Je laisse choir la teste, et bien peu s'en falut,
Remettant par dépit en la mort mon salut,
Que je n'allasse lors, la teste la premiere,
Me jeter du Pont Neuf à bas dans la riviere.
Insensible, il me traisne en la court du Palais;
Où trouvant par hazard quelqu'un de ses valets,
Il l'appelle, et luy dit : « Hola! hau, Landreville!
Qu'on ne m'attende point, je vay disner en ville. ■
Dieu sçait si ce propos me traversa l'esprit
Encor n'est-ce pas tout: il tire un long escrit,
Que voyant je frémy. Lors, sans cageollerie,
Monsieur, je ne m'entends à la chicanerie, »
Ce luy dis-je, feignant d'avoir veu de travers:
« Aussi n'en est-ce pas, ce sont de meschants vers,
(Je cogneu qu'il estoit véritable à son dire),
Que pour tuer le temps je m'efforce d'escrire,
Et pour un courtisan, quand vient l'occasion,
Je montre que j'en sçay pour ma provision.
Il lit, et se tournant brusquement par la place,
Les banquiers estonnéz admiroient sa grimace.

Me voyant froidement ses œuvres advoüer,

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Il les serre, et se met luy-mesme à se loüer :

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Doncq' pour un cavalier n'est-ce pas quelque chose?
Mais, monsieur, n'avez-vous jamais leu de ma prose? »
Moy de dire que si, tant je craignois qu'il eust
Quelque procès verbal qu'entendre il me fallust.
• Encore, dites-moy, en votre conscience,
Pour un qui n'a du tout acquis nulle science,
Cecy n'est-il pas rare? Il est vray, sur ma foy,
Luy dis-je sousriant. Lors se tournant vers moy,
M'accolle à tour de bras, et tout pétillant d'aise,
Doux comme une espousée, à la joüe il me baise,
Puis me flattant l'espaule, il me fist librement
L'honneur que d'approuver mon petit jugement.
Apres cette caresse il rentre de plus belle:
Tantost il parle à l'un, tantost l'autre l'appelle;
Tousjours nouveaux discours, et tant fut-il humain,
Que tousjours de faveur il me tint par la main.
J'ay peur que sans cela, j'ay l'ame si fragile,
Que le laissant d'aguet ', j'eusse peu faire gile2;
Mais il me fust bien force, estant bien attaché,
Que ma discretion3 expiast mon peché.

(Satire vni.)

1. Aguet, embuscade; d'aguet, d'une façon adroite et subtile 2. Locution proverbiale, s'esquiver.

3. Amende de jeu.

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