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conteur, a très-bien compris que les poëmes épiques devaient avoir leur source dans l'histoire, ou plutôt dans la tradition populaire. « A mesure, dit-il, qu'il fait des progrès dans son art, l'esprit et l'imagination de l'artiste sont excités, bientôt il développe le simple récit que lui ont transmis des poëtes plus grossiers; il l'embellit des grâces du langage; il l'augmente d'une foule de traits de détail et le rend plus intéressant par les descriptions enfin, l'original informe et aride ne conserve presque plus de ressemblance avec l'ouvrage fini; ainsi l'Iliade d'Homère est un tableau sans doute fort différent de ces récits de tradition, où le poëte aveugle a puisé l'épopée divine de la guerre de Troie... Dans l'enfance des sociétés, ces récits ne furent pas inventés comme dans les temps modernes, sous forme de pures fictions. Au contraire l'histoire et le roman

Quidquid Graecia mendax
Audet in historia,

ont une origine commune. Les monuments traditionnels (les poëmes épiques) de tous les âges anciens partagent, à un degré si varié et si douteux, les qualités essentielles à ces deux genres opposés, qu'ils forment une sorte de genre intermédiaire, et l'on a le droit de les nommer histoires romanesques ou romans historiques, d'après la proportion suivant laquelle la vérité y est mêlée de fiction, ou la fiction, de vérité. »

S'il ne faut pas confondre l'épopée avec l'histoire, il ne faut pas non plus établir, comme l'a fait Aristote, une barrière infranchissable entre deux genres qui ont tant d'affinité et une source commune, la tradition. Ce caractère historique de l'épopée est la cause principale du manque d'unité qui, de l'aveu même d'Aristote, est inhérent à ce genre. Le sujet du poëme n'était pas de l'invention du poëte. Il lui était fourni par la tradition, et il devait suivre les fils d'une trame souvent compliquée. Il pouvait seulement mettre sur le premier plan les actions les plus poétiques et les héros les plus célèbres.

Plusieurs poëmes du cycle épique des Grecs célébraient la

guerre de Troie. Proclus place les poëmes d'Homère parmi les autres du cycle troyen, et indique les poëmes qui racontaient des événements antérieurs à ceux qui faisaient le sujet de l'Iliade et de l'Odyssée, et les poëmes renfermant la suite de ces événements. Il ne fait pas l'analyse des poëmes d'Homère, parce qu'ils étaient connus de tout le monde. Ces deux poëmes étaient ainsi des anneaux de la chaîne formée par tous les poëmes du cycle troyen. Mais quoique l'Iliade et l'Odyssée fussent, sous le rapport du sujet, des poëmes cycliques, leur mérite supérieur les fit toujours distinguer des autres. Les critiques d'Alexandrie, auteurs du Canon ou liste des poëtes classiques, eurent égard surtout à la perfection du langage et du style. Ils citèrent, parmi les épiques, Homère, Hésiode, Pisandre, Panyasis, Antimaque, et passèrent les cycliques sous silence. Proclus sépare aussi la poésie d'Homère des autres poëmes cycliques, sous le rapport du mérite, lorsqu'il dit que ces derniers étaient lus, non pas tant à cause de leur mérite que pour l'enchaînement des sujets qui y étaient traités. Il est probable que les critiques anciens ont jugé les poëmes du cycle avec trop de sévérité, et en ont méconnu le caractère original. Nous verrons, plus loin, quels jugements défavorables on en porta plus tard. Cependant Athénée nous apprend1 que Sophocle aimait tant le cycle épique, qu'il fit des drames entiers d'après ces récits fabuleux. Le cycle ne lui fournissait pas seulement le sujet de ses tragédies: il imitait certaines expressions poétiques d'Arctinus ou d'Eumélus, de même que

1 Deipnosoph. VII, 4. Casaubon, le premier, comprit toute l'importance de ce passage; il recueillit les titres de toutes les tragédies de Sophocle, pour montrer leur rapport avec le cycle épique. Ce rapport devint encore plus évident lorsqu'on publia, en 1786, le fragment de Proclus contenant l'analyse des poëmes du cycle Troyen. Heyne écrivit alors : Carmina haec fundum fecerunt fabularum quae hinc a tragicis variis modis tractatae ab aliis poetis suo cujusque ingenio fuere ornatae. — Omnino non male aliquis argumenta fabularum tragœdiae secundum tempora anteiliaca, iliaca et postiliaca ad certum recensum revocaret. De nos jours, M. Welcker a repris le travail de Casaubon, en l'étendant à tous les tragiques anciens, dans son savant et volumineux ouvrage : Die Griechischen Tragödien mit Rücksicht auf den epischen Cyclus. 3 vol. in-8°; Bonn (1839-1841), dans le Rheinisches Museum für Philologie.

Virgile trouvait, dans le fumier d'Ennius, des perles dont il ornait sa propre poésie. Virgile suivit aussi les cycliques dans le second livre de l'Énéide qui fut, sans doute, composé d'après la petite Iliade et la Destruction d'Ilion.

Les autres auteurs grecs et latins qui traitèrent des sujets mythologiques et héroïques, puisèrent de même dans ce grand recueil des poèmes d'Homère et des cycliques, que la plupart imitèrent servilement. La Bibliothèque d'Apollodore est un cycle mythologique en prose. Ce grammairien cite parmi ses autorités des logographes et des poëtes cycliques. Le cycle fut surtout exploité par les poëtes épiques grecs de la décadence. Quintus Calaber (au Ve siècle après J.-C.), dans ses Paralipomènes d'Homère, chante les événements qui eurent lieu depuis la mort d'Hector jusqu'à la tempête qui détruisit les vaisseaux des Grecs, près de l'Eubée. L'égyptien Tryphiodore, qui vivait probablement au VIe siècle, emprunta le sujet de sa Prise de Troie à la Destruction d'Ilion, poëme du cycle Troyen. Heyne appelle Tryphiodore ineptus homo; mais d'autres critiques l'ont traité avec plus d'aménité, et ont admiré même la richesse orientale de ses images. Coluthus, de Lycopolis, tira des Cypriaques le sujet de son poëme de l'Enlèvement d'Hélène, qui vaut encore moins que celui de son contemporain Tryphiodore. Le dernier de ces cycliques modernes fut Jean Tzetzès, de Constantinople, vers 1150, grammairien instruit mais sans goût, qui fit un grand poëme sur le cycle Troyen, intitulé Iliaques, et divisé en trois parties : Τὰ πρό Ομήρου. Τὰ Ὁμήρου. Τὰ μεθ ̓ 'Oppo, c'est-à-dire, récit des événements qui précèdent l'Iliade et l'Odyssée, de ceux qui y sont chantés et de ceux qui les suivent. Son poëme commence à la naissance de Pâris et va jusqu'au retour des Grecs dans leur patrie, après la prise de Troie.

C'est aussi d'après les poëmes cycliques que fut faite la Table Iliaque, carré de marbre ou plutôt d'un mastic trèsdur où la guerre de Troie, la prise et la destruction d'Ilion et les événements qui l'ont immédiatement suivie, sont repré

sentés par de petites figures en relief très-bas, auxquelles les noms sont ajoutés. Une espèce d'inscription ou de titre dit que c'est une représentation de l'Iliade d'Homère, de l'Ethiopide d'Arctinus, de la petite Iliade de Leschès, etc. A en juger d'après la forme des caractères, la table a été travaillée après l'époque de Virgile. Il est probable qu'elle servait à quelque rhéteur, qui expliquait Homère et les cycliques à ses disciples. On l'a trouvée dans les ruines d'un temple antique situé sur la voie Appienne, à Fratocchio. Elle est conservée au Musée du Capitole 1.

Les Romains imitèrent de bonne heure l'épopée grecque. Au IIIe siècle avant Jésus-Christ, Livius Andronicus traduisit Homère, et Naevius ou peut-être un Laevius plus récent, les Cypriaques. Ovide nous a conservé les noms de Camerinus 2 et d'Æmilius Macer 5, qui chantèrent aussi le cycle Troyen. On pourrait appeler les Métamorphoses d'Ovide un cycle mythologique. Mais l'ordre que suit le poëte n'est pas rigoureusement celui des traditions, il enchaîne les épisodes au gré de sa fantaisie, et, sous ce rapport, on ne peut mieux le comparer qu'à l'Arioste.

Les poëtes épiques romains ont tous une tendance historique excessive. Ennius chante les Annales de Rome. « Il chanta ses guerres, dit Villemain, comme les exploits d'un héros, et n'eut d'autre unité que la gloire de ses concitoyens *. »

Horrida Romuleum certamina pango duellûm.

Virgile chante l'origine de la nation romaine, Silius Italicus les guerres puniques. Stace chante, il est vrai, les temps hé

1 Voy. Raphaël Fabretti, à la suite de son Syntagma de columna Trajana; Romae, 1685, in fol. Visconti, Museo Pio-Clementino. Millin, Galerie mythologique. 2 De Ponto, IV, el. 16.

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Baehr (Geschichte der Römischen Litteratur $52) remarque le peu d'unité de toute l'épopée romaine. Das Römische Epos konnte sich zu einer inneren Einheit der Idee eigentlich nicht erheben, indem es mehr auf der Stufe der erzählenden, beschreibenden und darstellenden Poesie sich gehalten hat, und diesen Character auch fast in allen seinen Productionen mehr oder minder durchblicken lässt.

roïques dans l'Achilléide; mais il raconte avec une exactitude plus qu'historique toutes les aventures de son héros. Son poëme est plutôt biographique que cyclique.

Aristote blâme surtout ces poëtes qui faisaient consister, comme Stace, toute l'unité du poëme dans l'unité du héros. Il les distingue de ceux, tels que l'auteur des Cypriaques et de la petite Iliade, qui ont chanté une seule action de plusieurs parties. Il est à remarquer que l'unité d'action plus ou moins rigoureuse dépend le plus souvent de la longueur des poëmes. Elle est plus sensible dans les poëmes courts et attribués à un seul auteur, tels que l'Ethiopide et la Destruction de Troie d'Arctinus, , que dans les poëmes tels que les Cypriaques, en onze livres, et la petite Iliade, attribuée à une foule d'auteurs. Il est probable que plusieurs de ces poëmes cycliques furent attribués à tant de poëtes, non parce qu'il y avait doute sur leur auteur véritable, mais parce que, en effet, ils ne furent pas l'œuvre d'un seul poëte, et que tous ceux à qui on les attribuait en avaient composé chacun une partie. Il en fut de même, sans doute, pour l'Iliade et l'Odyssée. Sous le nom générique ou caractéristique d'Homère, le grand compositeur, on aura confondu plusieurs poëtes différents, quoique la plus grande partie de ces chants puisse avoir été composée par un seul poëte d'un génie supérieur, l'Homère de la tradition. On ne saurait expliquer autrement ni le grand nombre des poëmes qui portent son nom, et des villes qui prétendaient à l'honneur de l'avoir vu naître 1, ni les notions vagues et contradictoires que ses biographes, tous très-récents, nous ont transmises sur sa vie. Malgré les efforts de Lycurgue, de Solon et des Pisistratides, pour maintenir et rétablir les poëmes homériques dans leur ordre primitif, on ne saurait douter qu'en passant par la bouche

1 On en cite au moins sept: Chios, Smyrne, Athènes, Cumes, Colophon, Pylos, Argos. Mais, selon plusieurs auteurs anciens, il y en avait bien davantage. Les Grecs avouaient qu'ils ne savaient rien de certain sur Homère et sa poésie. Suid. "Oμpos ayνωστος τοῖς ἀνθρώποις. Dio, XV, p. 558 : Ομήρον ὥσπερ τὰ ἄλλα τὰ περὶ αὐτὸν καὶ TOŬTO ädyhow Toïę "EAAgon. V. aussi la Vie d'Homère par Proclus.

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