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Unissez vos destins sans qu'ils soient confondus.
Adam, c'est la main droite, et la gauche, c'est Ève.
Quand c'est Ève qui prime, Adam se fait gaucher;
Les traits malins sur lui viennent se décocher.
Mais Ève joint si bien l'agréable et l'utile,
Cette main gracieuse a des doigts si rosés

Où des rudes labeurs nos doigis sont reposés,

Que son éloignement nous change, nous mutile,

Nous fait manchots... Enfin, quand son rôle est compris,

Quand il est bien joué, la main Gauche à son prix.

UNE MÉTAMORPHOSE

APOLOGUE

Par M. LAFOSSE, Membre correspondant.

Depuis l'origine du monde,

On sait qu'au fond du cœur humain

Le feu des passions, volcan qui toujours gronde,
Brûle, avivé par le Malin.

Un jour, d'un stratagème étrange

Le traître s'avisa. Varier ses exploits

Est l'un de ses plaisirs. Il trouva dans un bois,
Maigres, mourants de faim, un porc couvert de fange,

Un loup, puis un renard, la perle des filous :

"Pauvres infortunés, dit-il, que faites-vous?

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Seigneur, vous le voyez, nous faisons abstinence,
« Moins par esprit de pénitence

«Que par nécessité, répliqua le renard.

« - Alors bénissez le hasard,

« Dit le nouveau venu, j'apporte l'abondance; « Et pour vous montrer mon pouvoir,

« Allez considérer vos honnêtes figures

« Dans le ruisseau voisin. » Chacun courut s'y voir. Jugez de la stupeur de nos trois créatures.

Ce n'étaient plus des animaux :

L'enfer, en leur donnant des visages nouveaux,

Les avait modelés à notre ressemblance.

Dom pourceau gros et gras, poudré comme un marquis, De la débauche heureuse au sein de l'opulence

Représentait le type exquis.

Comme Ulysse jadis dans le cheval de Troie,

Dans la peau d'un brigand sire loup renfermé,

L'oeil sanglant, le ventre affamé,

Semblait épier une proie.

Enfin le digne chef de ce triumvirat,

Maître renard, chargé d'un grand nombre de rôles,
Essayait tour à tour sur ses maigres épaules

Robes, pourpoints de cour, habits d'hommes d'Etat.

« Maintenant, dit l'Esprit, quelques mols vont suffire. « Voici ce que j'attends de vous:

« Je hais l'homme, et parmi les moyens de lui nuire,
« Le plus efficace entre tous

«Est l'exemple du mal; donnez donc à la terre
« Des plus hideux excès le spectacle effronté;
« Soyez fourbes, narguez pudeur et dignité;
«Semez partout l'orgueil, la discorde et la guerre.
« Je vous donne six mois, songez à l'avenir...
« Je sais récompenser, comme je sais punir. »

Les six mois écoulés, tous trois, l'oreille basse, Vinrent au rendez-vous : « Eh bien, mes bons amis, « Quels peuples m'avez-vous soumis?

«Dit le noir souverain. - Pardonnez-nous, de grâce, «Dit le loup triste et soucieux,

« Nous avons fait de notre mieux;

« Même chacun de nous se croyait invincible.

«Mais la tâche était impossible.

Impossible! Et pourquoi? dit l'Esprit en courroux. «Noble seigneur, écoutez-nous,

« Répondit le renard; un seul mot, je l'espère,

«Va désarmer votre colère.

« Nous étions pleins d'ardeur, vous ne l'ignorez point, « Pour enseigner le mal aux hommes; «Mais pauvres hères que nous sommes !

« Nous les avons trouvés nos maîtres en tout point. »

UN ROI SOURD

APOLOGUE

Par le même.

Au début de son règne on dit qu'un éléphant,
Dans le métier de roi désireux de s'instruire,
S'avisa d'un moyen que je vais vous décrire.
Un jour que, d'un air triomphant,

L'âne lui déclamait une lourde harangue,

Sa Majesté lui dit : « Mon fils, parlez moins bas; « Je tiens pour des vilains ceux dont la sotte langue « Vous accuse de braire; on ne vous entend pas,

« J'en jure sur ma trompe! » A ces mots l'assemblée Demeura grandement troublée,

Tandis que le baudet, maudissant le destin, S'écriait : « O malheur à jamais déplorable! « Que le ciel nous soit secourable!

« Notre seigneur est sourd ou j'y perds mon latin. » Le deuil fut général autant que légitime,

Mais il fut loin d'être unanime.

On vit s'ériger en tyrans

Ces rois au petit pied qu'on appelle les grands.
Forts de l'impunité qu'ils se croyaient acquise,
Ils traitèrent l'Etat en province conquise.
Jamais de tous les dieux pays abandonné,

A tant de souverains ne se vit condamné.

Tout allait donc au pis, quand de son vaste empire
Le roi voulut lui-même inspecter les tribus,
Car depuis qu'il n'entendait plus,

Il aimait fort à voir. Aucuns auront pu lire
Ce voyage fameux dans les fastes du temps.

Pour mon compte, je ne prétends

En détacher qu'un trait. Au fond d'une province,
Menant tous deux un train de prince,

Le renard et le loup, couchés sur le gazon,
Soupaient, l'un d'un agneau, l'autre d'une volaille,
Lorsque le roi géant parut à l'horizon.

« Frère, ce visiteur n'annonce rien qui vaille,
«Dit le loup soucieux; le moindre événement,

« Vois-tu ? nous peut trahir. Nous trahir! Et comment, «Fit l'autre? Ce colosse est la fleur des monarques :

« Il est, dit-on, plus sourd que si la main des Parques

« Eût fermé son oreille; ainsi, nos vieux péchés,

« En dépit des jaloux lui resteront cachés. »

De ces intègres personnages

En prince débonnaire accueillant les hommages,
L'éléphant leur dit qu'à sa cour

Il comptait bien que leur présence
Rehausserait l'éclat de la noble assistance
Qu'il allait convier pour fêter son retour.
A vous dire de nos compères

La morgue et la fierté je serais impuissant.
Être admis à la cour! Ce rêve éblouissant

A fait tourner la tête à des gens plus austères.
Enfin il arriva, le jour tant désiré.

Sous un dôme formé de solennels ombrages,
Le roi, de son peuple entouré,

Et pareil à l'un des sept sages,

Comptait ses invités. Quand le nombre en fut clos,
Il prit la parole en ces mots :

« Mes voyages, seigneurs, m'ont donné la mesure
« Du profond dévoûment que chacun d'entre vous

<< Pour le faible professe, aussi je suis jaloux

« D'en payer aujourd'hui le prix avec usure.

« J'ai donc fait appeler des milliers de témoins,
« Pour que tant de vertu ne reste pas dans l'ombre;
«Mais je crains d'avoir dans le nombre

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