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glantes mesures. Pouvait-on abandonner la royauté à elle-même en ces circonstances critiques? Pibrac pensa qu'il fallait la soutenir, la sauver. C'est là en effet la pensée dominante de presque tous les jurisconsultes de ce siècle consolider l'édifice, améliorer ce qui existe, et peu à peu, d'une main ferme mais délicate, « si quelque pièce se desmanche, dit Montaigne, l'estayer. » « Car, ajoute-t-il, d'entreprendre à refondre vne si grande masse et à changer les fondements d'vn si grand bastiment, c'est à faire à ceulx qui pour descrasser effacent, qui veulent amender les défaults des particuliers par vne confusion vniuerselle et guarir les maladies par la mort (1). »

Pibrac a donc fait, selon nous, œuvre de juriste, œuvre malheureuse, mais consciencieuse, patriotique à sa manière, quoique infiniment regrettable. Pour la juger avec quelque indulgence, que l'on compare la Lettre à Helvidius avec d'autres apologies du même fait écrites à la même époque, et, par exemple avec le XXIII discours d'Ant. Muret, prononcé le 23 décembre 1572, à Rome, devant le pape, par ce français, prêtre, jurisconsulte lui aussi, et citoyen romain. C'est un éloge enthousiaste de la Saint-Barthélemy, c'est un chant de triomphe, un furieux dithyrambe. On ne peut encore aujourd'hui lire sans frissonner ces belles périodes latines, harmonieuses, cadencées et qui semblent écrites avec du sang, ces exclamations d'une joie d'autant plus odieuse que l'expression en est plus élégante et polie. Le rhéteur va jusqu'à jouer avec ces cadavres que les fleuves portaient aux mers épouvantées. (Volt., Henriade):

(1) Essais, III, ch. 9.

«< O nuit mémorable, s'écrie-t-il, et qui, dans l'histoire, doit être marquée d'un signe d'honneur! par la mort de quelques séditieux (1), elle a délivré d'un péril imminent le roi près d'être égorgé, et le royaume, de guerres civiles sans cesse renaissantes. En cette nuit, les étoiles ont brillé, je pense, d'une plus vive lumière ; la Seine a dû grossir ses ondes pour charrier plus vite ces cadavres impurs et en rejeter dans l'Océan l'immonde fardeau. O femme heureuse entre toutes, Catherine, la noble mère du roi, qui, après avoir, durant tant d'années, avec une prudence admirable et une égale sollicitude, conservé le royaume à son fils et son fils au royaume, a vu enfin, libre de soucis, son fils affermi sur le tróne !... O princes heureux, les frères du roi! etc.

« O jour enfin, jour plein de joie et d'allégresse, où, quand te fut apportée cette grande nouvelle, bienheureux père, voulant rendre gràces à Dieu immortel, et à saint Louis, dont cet événement fortuné avait précédé la fête, tu allas à pied prendre part aux prières publiques que tu avais ordonnées! Quelle plus désirable nouvelle pouvait t'être apportée! Que pouvions-nous souhaiter de plus heureux pour inaugurer ton pontificat, que de voir, dès les premiers mois, se dissiper, comme au soleil levant, ces affreuses ténèbres, etc. (2)!... »

Arrêtons-nous là, en demandant qu'on nous permette de rappeler les larmes de Pibrac, le sentiment d'horreur qu'il éprouva à la vue de Paris ensanglanté, et surtout son vœu patriotique pour que Dieu donne au roi « la force et le pouvoir

De ranger par douceur ses sujets au devoir. »>

(1) Paucorum seditiosorum interitu.

(2) M. Ant. Mureti Presbyteri, J. C. et Civis Romani Orationes XXV. Parisiis, 1578, in-16.

En étudiant avec un soin minutieux la vie et les œuvres de Pibrac, on reconnaît qu'il n'y a rien à changer aux jugements qu'en ont portés les plus sévères de ses contemporains. Est. Pasquier, dans une lettre à Ant. Loysel (1), l'appelle « une des lumières » de son siècle. Guillaume du Vair, qui l'avait beaucoup connu et qui mieux que personne était à même de l'apprécier, lui rend ce glorieux témoignage: «Comme ie vins au Palais, le plus estimé estoit M. de Pibrac, lors aduocat du Roy, lequel en sortit aussitost pour aller en Pologne. De façon que ie ne vis point ces grandes et célèbres actions qui luy ont acquis tant de réputation. Ie l'ay depuis veu en public et en particulier, en beaucoup d'affaires i'ay soigneusement leu tout ce que i'ay peu recouurer de luy. Certes, ce grand esprit, bien nourri ès bonnes lettres, plein de iugement aux affaires, doué d'une grande grâce naturelle, et qui s'estoit fort estudié en cest art (l'éloquence), m'a toujours semblé celuy à qui estoit deu le premier rang d'honneur en nostre siècle... » «L'épistre adressée à Helvidius est merveilleusement belle et artificieuse; mais elle a esté escrite en latin. Son Apologie, qui n'a point esté publiée (2), et a passé par peu de

(1) Liv. VII, lettre 12, sur l'abus des citations. G. Du Vair lui reproche le même excès au sujet des deux actions de lui, les seules qu'il ait vues imprimées. « Elles sont escrites, dit-il, en vn langage si entrelacé de diuers passages et diuerses allégations; elles sont dauantage si plates pour les mouuements et sentences, que si ce n'estoit que ie luy ay veu regretter qu'elles feussent en lumière, elles me diminueroyent l'opinion que i'ay de son mérite. » De l'Eloge franç., etc. OEuvres, édit. de Genève, in-8°, м. DC.XXI, p. 335-336.

(2) Nous n'avons, comme je l'ai déjà dit, que la lettre par laquelle il répondit presque immédiatement aux accusations de la reine. Cette lettre, publiée d'abord dans le Recueil de plusieurs pièces des sicurs de Pibrac, d'Espeisser et de Bellièvres, Paris, 1635, in-8°, a été insérée plus tard dans le tome II des Mémoires de d'Artigny, Paris, de Bure, 1749, in-12. Enfin, M. Caboche en a donné des fragments dans son édition des Mémoires de Marguerite de Valois, Paris, Charpentier, 1860.

mains, est à mon gré fort pure et élabourée, et la iugerois volontiers parfaite au style dont elle a esté escrite, car pour moy ie n'ay iamais rien veu de mieux. Toutes fois cela me demeure tousiours à redire en luy qu'il n'estoit pas capable d'une haute et pleine éloquence, sa douce et gracieuse humeur ne pouuoit conceuoir des passions fortes et courageuses et telles qu'il les faut pour animer vne parfaite oraison (1). »

Cette page de du Vair dit tout sur Pibrac considéré comme orateur et comme écrivain : l'opinion qu'elle exprime sur ses discours n'est pas moins juste si on l'applique à ses Quatrains moraux et aux Plaisirs de la Vie rustique.

Un des plus vaillants adversaires que suscita à Pibrac son apologie de la Saint-Barthélemy, le catholique Pierre Burin, lui reproche « d'estre des Politiques, disans que, leur corps estant à la messe de leur gré et volonté, néantmoins leur âme est ailleurs; se dispensans de dire au plus loin de leur pensée tout ce qui sert à leur aduancement, desirans à ceux qu'on appelle huguenots la victoire sur nous sans sueur et sans sang. Au demeurant, en la doctrine de la Religion accordans de tous points avec eux, mais pour le bien du repos qu'ils aiment surtout, viuant comme nous; et en cest artifice constituans vn grand fondement de leur excellence par dessus l'un et l'autre party. Quand ils sont ensemble, ils s'applaudissent; mais quand ils sont à part et débatent avec leur conscience, ils sentent de terribles assaux, et néantmoins quand ils reuiennent en public, et se voyent enuironnez des honneurs de Cour, ils oublient ou dissimulent les pointures de leurs consciences, et poursuiuent tousiours

(1) Traité de l'Eloge franç., OEuvres, p. 335-336.

leur train. En ceste secte, nostre épistolier n'est pas le moindre ni en autorité, ni en art de rhétorique, comme son épistre monstre... (1). »

Voilà un jugement rigoureux sur les Politiques et sur Pibrac en particulier il est facile d'y reconnaître de l'exagération, sinon de la mauvaise foi. Le rôle de ceux qu'on appelait dès lors des Politiques devait être mal compris; il prêtait le flanc aux attaques de la calomnie. Dans les temps de violence, on ne tient pour honnêtes et fermes que les hommes violents qui courent aux partis extrêmes. Les autres sont des « finets, » comme disaient les fougueux ligueurs, qui ne songent « qu'à se conseruer sans aucun hazard, taschans de plaire à tous les deux costez (2). »

Cette politique de conciliation avait été celle du chancelier L'Hospital: elle ne lui réussit guère; « il fut incontinent emporté du torrent, et donna vn signalé exemple aux autres qu'il falloit rompre ou ployer (3). » Son disciple, son ami, l'éditeur de ses poésies latines, Pibrac, éclectique aussi en matière de gouvernement, comme il l'était en philosophie, ne pouvait échapper aux attaques des partis violents; « aux dentées de la détraction,» selon l'énergique expression d'un contemporain (4). Mais les événements finissent toujours par justifier l'axiome in medio virtus, et, les esprits une fois

(1) Mémoires sur l'Estat de France, etc., p. 622.

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(2) V. notre Etude sur Guill. du Vair, chap. II, p. 22 et suiv. Cf. Sapey, Etudes biographiques, p. 468, et les manuscrits de du Puy, t. III, à la Bibliothèque impériale. — M. Sapey s'est servi des manuscrits Conrart, de la bibliothèque de l'Arsenal, pour la lettre de Villeroy et la réponse de du Vair. Il y a des variantes assez importantes; le texte de du Puy me semble le plus authentique ; dans celui de Conrart le style a, jc crois, été un peu rajeuni.

(3) Manuscrits du Puy, ibid. M. Sapey, ibid., p. 464. Ces paroles sont de du Vair: Lettre à M. de Villeroy.

(4) V. notre Etude sur du Vair, p. 25.

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