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grands coups d'épée de leurs preux, ils tiennent quelque temps la curiosité éveillée, ils n'émeuvent pas; ils ne parlent pas plus au cœur qu'à l'imagination. On trouve surtout à leurs histoires, à leurs Romans, devrais-je dire, en prenant ce mot dans le sens moderne, on y trouve cette sorte d'attrait qu'ont les vieilles choses, les choses qui, à force d'être vieilles et oubliées, sont redevenues nouvelles. Mais, en définitive, ces poèmes ont eu le sort qu'ils méritaient : ils n'ont guère dépassé les siècles qui les avaient vus naître, et l'abandon auquel ils restent condamnés, n'a rien qui nous doive surprendre. Il ne tient pas seulement à l'imperfection de leur langue et aux diffi cultés qu'on trouve à la lire, à moins d'en avoir fait une étude spéciale; de bonnes traductions ne leur ont pas, dans ces derniers temps, gagné beaucoup de lecteurs. Cet oubli, très légitime à mon sens, tient surtout au défaut absolu de vraie poésie: il n'y a, dans ces poèmes, ni réalité, ni idéal; c'est un mélange confus de l'une et de l'autre. Il ne s'en détache pas une seule figure nettement dessinée, pas même celle de Roland. Qu'est-ce que ce paladin presque imaginaire auprès d'Achille ? qu'est-ce que le Charlemagne des Romans chevaleresques, ce vieillard débonnaire à la barbe fleurie, à côté du grand empereur que nous offre l'histoire? Ces vieux poèmes ne sont donc depuis longtemps et ne peuvent plus être que des monuments historiques; ils n'offrent d'intérêt réel qu'au savant et à l'érudit qui, à l'aide d'une sévère critique, en tirent quelques lumières pour les mœurs et l'esprit des temps où ils ont paru. On n'y retrouve point, on n'y retrouve presque nulle part ce qui charme partout et toujours, ce qui ne vieillit pas, ce qui fait le vrai mérite et la durée des œuvres de l'esprit, l'âme humaine et la nature.

Dans les chants homériques, le cœur de l'homme partout se fait sentir; il palpite dans chaque vers; mais ce n'est pas tout que cette chaleur cachée on le voit, pour ainsi dire, jouir et souffrir; tous ses sentiments, toutes ses passions s'y manifestent par les signes extérieurs qui leur sont propres. Cette vivacité, cette vérité des images dans la poésie d'Homère a, de tout temps, frappé les peintres, et, aux grandes époques de l'art, les maîtres les plus éminents, inclinant leur génie devant le sien, ont fait de ses tableaux une étude attentive; ils y ont puisé leurs meilleures inspirations.

Vers la fin du siècle dernier, quand de généreux esprits voulurent relever la peinture abaissée, avilie par une société mesquine ou corrompue, quand ils voulurent substituer aux marionnettes fardées, poudrées et enrubannées, de plus nobles figures, et ramener les esprits au culte du grand et de l'héroïque, c'est aux poètes grecs, c'est au chantre d'Hector, en particulier, qu'ils demandèrent des leçons et des modèles. Écoutez, Messieurs, quelques lignes inédites qui datent de cette époque; elles sont d'un peintre qui a joui alors d'une certaine célébrité, et qui, depuis, est tombé dans un injuste oubli. C'est le sort de presque tous les précurseurs. Celui-ci s'appelait Julien de Parme. J'aurai l'honneur de vous faire quelque jour, si vous le permettez, l'histoire de sa vie et de ses idées, d'après ses œuvres inédites dont je possède le manuscrit original: elles méritent d'être connues. Julien prit l'initiative de la réforme accomplie par L. David; il y consacra sa vie; il en eut tous les labeurs, tous les ennuis, tous les dégoûts, dans une lutte de plus de trente ans. Un autre en a recueilli la gloire, mais du moins il a eu la consolation de voir, avant de mourir, en 1800, le triomphe des idées pour lesquelles il avait si vaillamment combattu. Voici ce qu'il écrivait, en 1773, au savant helléniste d'Ansse de Villoison qui lui avait envoyé pour son tableau de Briséis enlevée à Achille la traduction du passage de l'Iliade, auquel il devait l'idée première de ce sujet.

« Le morceau d'Homère que vous avez eu la complaisance de traduire me plaît infiniment : il peint la chose. Ce secours me fera ajouter quelque degré d'expression de plus à mes personnages, et me fournit même quelques accessoires favorables pour l'art... »

Villoison avait en même temps annoncé à Julien de Parme son projet de traduire les morceaux des poètes grecs qui offrent « des tableaux que la peinture peut rendre. » L'artiste, dans la même lettre, lui répond à cet égard :

« De quelle utilité ne seraient pas pour la peinture des extraits des meilleurs poètes grecs, tels que vous les concevez! Leurs grandes idées échauffent le génie et lui en font enfanter de semblables. Plus d'un ancien artiste en a ressenti les effets. Si les modernes sont moins riches en traits de génie que les anciens; si, dans leurs ouvrages, il règne moins de cette grandeur imposante, de cette noblesse

et de cette simplicité qui caractérisent les anciens, c'est sans doute le peu de commerce que les artistes de nos jours ont avec les poètes grecs qui en est la cause. Quoi qu'il en soit, je crois fermement qu'une lecture assidue des plus beaux endroits de ces ouvrages merveilleux, traduits et présentés du côté de l'art, ne pourrait qu'être de la plus grande utilité. »

Et il ajoute en terminant :

« Voilà, Monsieur, ce que vous vous proposez de faire et ce que vous exécuterez avec le plus grand succès. C'est à votre âge (Villoison avait environ 23 ans) qu'on sent bien toutes les beautés des poètes qui peignent à grands traits. Les glaces de la vieillesse y sont moins sensibles, et par conséquent moins capables d'en faire passer la chaleur dans une traduction.

« Je ne puis que vous exhorter, Monsieur, à remplir un si louable projet. La peinture vous en aura une obligation éternelle. En mon particulier, je vous remercie déjà de tout mon cœur, etc. »

Je pourrais, Messieurs, et peut-être devrais-je terminer par ces lignes si simples et si vraies ce discours déjà bien long. Je vous demanderai pourtant la permission d'y ajouter quelques mots pour rappeler mon point de départ qui sera aussi ma conclusion.

On entend parler sans cesse aujourd'hui de fantaisie et de réalisme. Dans une absence complète d'écoles, ces deux mots ont la prétention de caractériser deux écoles opposées. Les uns demandent pour les arts une liberté entière. Rien ne doit enchaîner l'aile du génie, son monde à lui est le monde sans limite de l'imagination. On répète après Horace, mais en supprimant toute sage restriction: « Peintres et poètes ont le droit de tout oser, » leur audace dut-elle enfanter des monstres. Selon les autres, qui poussent jusqu'à l'absurde une théorie fameuse-une théorie d'Aristote-l'art doit s'enfermer dans la reproduction exacte de la réalité, quelle qu'elle soit. Tout ce qui est a sa raison d'être et mérite d'être copié avec une égale et scrupuleuse fidélité. Pius de choix, plus d'exclusion, l'imitation rigoureuse est le dernier mot de l'art, et nous voici justement à l'antipode de la fantaisie et du caprice.

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Quel est, dans l'art ainsi compris, dans ces deux excès, rôle de la raison et du cœur? La raison est une muse au souffle gla

cial : que peut-elle avoir de commun avec le génie dont ses lois étroites gênent le vol audacieux; au nom de l'imagination, on la bannit, et, par grâce, on lui laisse le domaine de la science pure. Le réaliste ne lui est pas plus favorable, et quand elle réclame, pour les grandes idées générales, universelles, son éternel et magnifique empire, il la traite d'extravagante et la laisse à la porte; certes, la raison se venge cruellement des uns et des autres....

Et le cœur, Messieurs, ah! c'est par là que l'on croit triompher, mais il subit lui-même l'un ou l'autre joug; l'on nous peint avec complaisance des sentiments chimériques, des passions monstrueuses, telles que, pour son honneur, l'âme humaine n'en a jamais éprouvées, ou bien l'on décrit minutieusement, dans leurs symptômes et dans leurs effets les plus révoltants, des appétits brutaux, insensés, des désordres sensuels, véritables maladies qui, plus physiques que morales, ne sont heureusement, comme toutes les maladies, que de rares exceptions. Le beau, le vrai, qui n'en saurait être séparé, n'est ni d'un côté ni de l'autre. Pas d'exclusion, Messieurs, pas d'excès; l'esprit de l'homme, pour produire une belle œuvre, poésie, peinture ou statue, n'a pas trop de toutes ses forces, de toutes ses ressources. Si Vauvenargues a pu dire : « Il faut avoir de l'âme pour avoir du goût, » il n'est pas moins vrai que, sans la raison, personne n'en a jamais eu, et nous en revenons forcément à Boileau. Buffon, de son côté, disait aux Académiciens de son temps, avec sa double autorité de savant et de grand écrivain : « Les ouvrages bien écrits sont les seuls qui passeront à la postérité. » Et il ajoutait : « Bien écrire, c'est tout à la fois bien penser, bien sentir et bien rendre; c'est avoir en même temps de l'esprit, de l'âme et du goût. » Pensons, Messieurs, comme Boileau, comme Buffon et Vauvenargues ils n'ont été que les fidèles interprètes de la nature humaine; préconisons sans cesse leurs salutaires maximes, et faisons des vœux pour que l'art et la poésie (c'est tout un) les mettent en pratique ; nous pourrons espérer de voir naître encore des chefs-d'œuvre.

RAPPORT sur les Travaux de la Société, durant l'année académique 1862-1863, par M. ANQUETIL, Secrétaire perpétuel.

MESSIEURS,

J'aborde sans préambule le rapport que je vous dois vos travaux ont tellement rempli vos séances hebdomadaires pendant dix mois que je ne veux point l'allonger par un oiseux exorde.

Vous aviez déjà pris une part active aux lectures de la Sorbonne organisées, il y a deux ans, par le Ministre de l'Instruction publique, et dont la publication a été, pour M. Mugnot de Lyden, le texte d'un intéressant rapport: vous avez pris une part plus active encore cette année à ce même congrès où MM. Le Roi, Cougny, Revillout, vous ont brillamment représentés : espérons que le congrès de 1864 ne sera pas signalé par de moindres succès.

Les Sociétés savantes de France, quelques-unes de l'étranger, vous adressent leurs intéressantes publications qui deviennent souvent, pour nos séances, un précieux aliment par les rapports dans lesquels sont résumés leurs travaux les plus importants. C'est ainsi que cette année, MM. Durand de Laur, Cougny, Revillout, d'Urclé, Anquetil, vous ont entretenus des publications des Académies de Liège, de Rouen, de Caen, de Douai, de Metz, de Troyes et de Nantes.

M. Chardon vous a lu un essai intitulé: De l'influence de la morale sur le bien-être des peuples et des individus. Partant de cette idée fondamentale que si l'économie politique est le meilleur auxiliaire de la morale, celle-ci a par elle-même une influence directe et essentielle sur le bien-être, M. Chardon vous a démontré, par le témoignage de l'histoire, quelle influence le développement plus ou moins grand des idées et des facultés morales chez un peuple exerce sur tous les éléments de sa constitution comme aussi sur ses relations avec les peuples voisins. Les armées permanentes, les guerres qui trainent après elles la ruine de l'agriculture. la lèpre de

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