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hiérarchie là où elle ne devrait jamais exister? Si l'on veut que le magistrat soit respecté, il faut que sa sentence soit infaillible; c'est une vérité parfaitement comprise autrefois par les Romains, de nos jours par les Anglais et les Américains. Quelle que soit la solution, ces questions et d'autres encore seront prochainement soulevées, et si nous demandons alors à l'histoire des leçons, des conseils, une décision peut-être, Rome nous présentera le plus excellent modèle d'un pays libre, où le pouvoir judiciaire, organisé conformément au principe de la constitution, a atteint son plus parfait développement. Nous aurions mauvaise grâce à rejeter cet enseignement, car si l'imitation servile de l'antiquité a amené en politique des résultats absurdes ou désastreux, l'expérience des générations passées ne doit cependant pas être perdue pour nous, et pour ma part je suis convaincu qu'une observation patiente de l'antiquité, faite du point de vue tout nouveau où nous place notre condition politique et sociale, est l'étude la plus profitable que puisse faire tout homme que préoccupent les destinées du pays. Pour éclairer l'avenir, je ne sais pas de meilleur flambeau que le passé.

V. A Rome, les rois d'abord, puis après les rois, les consuls, puis enfin les préteurs eurent en partage l'administration de la justice; mais encore bien que le préteur eût la principale charge de la juridiction, néanmoins les autres magistrats, tels que les consuls, les censeurs, les édiles, avaient également dans leurs attributions le droit de rendre la justice en certains cas déterminés. C'est qu'à Rome on ne distinguait pas, comme on fait chez les modernes, le pouvoir judiciaire du pouvoir administratif, et tout au contraire les Romains faisaient de la juridiction un attribut de la puissance administrative. Cette confusion de pouvoirs s'explique aisément dans une démocratie; dans cette forme de gouvernement, point d'hiérarchie, point de subordination; chaque magistrat est indépendant et souverain dans ses fonctions,

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sauf sa responsabilité devant le peuple. Établir un pouvoir judiciaire distinct du pouvoir administratif est une idée moderne et d'une application fort délicate, l'un de ces pouvoirs prenant nécessairement le dessus en certains points; à Rome républicaine on n'eut jamais une telle pensée. Deux pouvoirs subordonnés eussent été considérés comme un danger pour la constitution dans une république où toute hiérarchie de pouvoirs était regardée comme un degré vers le pouvoir d'un seul.

VI. A l'origine, ces premiers magistrats terminaient probablement par eux-mêmes le différend porté devant eux sans renvoyer à un judex l'examen de l'affaire. Cicéron semble le dire ainsi, et Denys nous affirme que Servius fut le premier qui institua des judices pour les affaires civiles'. Mais sous la république il en fut autrement, et il faut avant tout se faire une nette idée de ce qu'était le magistrat romain. Le magistrat n'était point un juge; il ne touchait point directement aux intérêts privés, c'était l'administrateur et le dispensateur de la justice. Devant lui comparaissaient les parties pour se choisir librement un juge et pour obtenir une formula qui fût pour ce juge une règle de conduite; le magistrat consacrait le choix des parties et leur octroyait la formule; mais là se bornaient ses fonctions, là finissait la procédure in jure, et l'instance nouvelle qui allait s'ouvrir, le judicium, n'était plus de son ressort. Dans cette sphère, le juge, sauf l'observation de la formule, était indépendant du magistrat 2, car son pouvoir, le juge le tenait plutôt du libre choix des parties que de la consécration du préteur; et son rôle était moins celui d'un officier public que celui d'un arbitre.

CIC., Rep., v. 2. DENYS, IV, 25.

2 Cic., pro Quint., c. 9. Illud etiam restiterat, quod hesterno die fecerunt ut le (Aquilius le juge) in jus adducerent, ut nobis quamdiu diceremus, præstituercs, quam rem facile a prætore impetrassent nisi tu quod esset tuum jus et officium, partesque docuisses.

VII. Ce privilége de la liberté romaine, de n'être jugé que par un judex librement élu par les parties, était aussi ancien que la république, et il resta le caractère principal de l'organisation judiciaire longtemps après que la république eut cessé d'exister. En un seul cas la loi remettait la décision à un véritable tribunal, c'était lorsque la propriété quiritaire, et par conséquent l'intérêt de l'État, était en jeu; c'étaient alors les centumvirs qui jugeaient; mais ce tribunal offrait la plus sûre garantie d'indépendance, car les centumvirs étaient nommés par les tribus.

Le juge ayant le caractère d'un arbitre, il.n'y avait point d'appel de sa décision. Il n'y avait point non plus d'appel du magistrat, car le magistrat n'avait point de supérieur. Cette mesure, qui nous est si familière, était tout à fait étrangère aux Romains, et il ne faudrait pas confondre avec l'appel le veto par lequel un collègue du magistrat paralysait immédiatement l'instance introduite; ce pouvoir rival empêchait la procédure, mais ne la réformait pas, car le tribun et le consul n'étaient point hiérarchiquement des magistrats supérieurs au préteur de Rome; et le préteur avait également le droit de paralyser par son veto les décisions du consul. L'appel n'est possible que dans une forme de gouvernement où existe la hiérarchie des pouvoirs publics; alors l'instance se porte du magistrat inférieur au magistrat supérieur, et en dernier ressort au souverain; mais à Rome républicaine, tout magistrat étant un délégué immédiat du peuple souverain, se trouvait en vertu de cette délégation souverain dans ses attributions et indépendant dans son action. Chose remarquable, c'est dans une république que les pouvoirs publics sont les plus absolus et les plus durs, parce qu'ils agissent directement sur les administrés, sans qu'aucun rouage intermédiaire adoucisse leur énergique action; le contre-poids de cette toute-puissance, c'est la courte durée. des magistratures, l'indépendance et le veto des collègues, et enfin une énorme et facile responsabilité.

VIII. On peut considérer ce système d'organisation judiciaire sous le double point de vue politique et pratique.

Sous le premier point de vue, il est facile d'en saisir tous les avantages. Simplicité et économie des voies judiciaires; bonne et prompte administration de la justice; le magistrat mis hors d'état d'abuser de sa puissance, puisqu'il n'agit pas directement sur les intérêts privés; le judex respecté par les parties qui l'ont élu, et par sa position indépendante mis à l'abri des influences qui circonviennent quelquefois un juge nommé par le gouvernement, placé par l'ambition sous la dépendance du maître, et dont l'obéissance aux caprices du pouvoir ou de l'opinion peut faire la fortune.

Les Romains avaient si bien compris l'importance politique des fonctions de juge, qu'ils ne mettaient qu'au second rang la capacité scientifique. Rien de plus ordinaire qu'un judex homme du monde, étranger par son genre de vie aux débats judiciaires, et s'entourant, pour se décider, de conseils pris parmi les plus savans jurisconsultes1, ce qui, à une époque où cette importance politique ne pouvait plus être comprise, faisait dire à Ammien Marcellin que les Barbares ne pouvaient assez se moquer de la coutume romaine, quæ interdum facundos, jurisque publici peritissimos, post indoctorum collocat terga3.

IX. Les Romains ne s'étaient pas contentés de la garantie qu'offrait aux citoyens le jugement d'un homme librement

Ovide, par exemple, fut centumvir et judex.

Nec male commissa est nobis fortuna reorum,
Lisque decem decies inspicienda viris
*Res quoque privatas statui șine crimine judex.

Trist., II, 92 et sq.

2 Dans le procès de Quintius, Aquilius Gallus, le judex, a pris pour

♬ gommeils trojs jurisconsultes, M. Marcellus, P. Quintilius et L. Lucullus. -PLINE, Ep., I, 20. Frequenter egr, frequenter judicavi, frequenter

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élu, indépendant par position, et qui cependant ne pouvait se considérer comme supérieur aux citoyens qui se présentaient devant lui, puisqu'il pouvait le lendemain être partie devant ceux qu'il jugeait aujourd'hui; la législation avait li– mité de la façon la plus ingénieuse le pouvoir même du juge, pour qu'il lui fût à peu près impossible d'abuser de sa puissance d'un jour. La formule posait au judex les questions une par une, et il devait répondre en quelque façon, comme chez nous les jurés, par un OUI ou par un NON. De ces questions, les parties avaient soigneusement débattu les termes devant le préteur; et tout ce qui pouvait aider, différer ou même paralyser l'action se trouvait compris dans cette instruction qui saisissait le juge d'un pouvoir exactement limité. En outre, suivant le caractère de l'action, caractère défini par l'édit même, il était ordonné ou défendu au judex d'avoir égard à des considérations d'équité. Ainsi, les Romains avaient été beaucoup plus loin que nous dans la limitation de l'arbitraire du juge, limitation d'autant plus nécessaire que l'appel n'existait pas chez eux. Restreindre la puissance du juge sans détruire la liberté d'opinion nécessaire, c'est là une des tâches les plus difficiles que se puisse proposer un législateur, et si l'on veut examiner de près la construction des formules romaines, on s'apercevra bientôt qu'en aucun pays on n'a plus ingénieusement abordé cette question délicate.

X. Enfin, et ce point est remarquable, la propriété était chez les Romains une chose si sainte, un droit si sacré, que le jugement d'un particulier qui pouvait ruiner un citoyen ne pouvait le déposséder. Toute condamnation prononcée par un judex était pécuniaire, quel que fût l'objet de la demande; et c'était en ne laissant au défendeur d'autre alternative que la restitution volontaire de la chose ou le paiement d'une somme exagérée à dessein, qu'on arrivait

L. 18, D., Comm. divid., X, 3.

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