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en nous et que nous voudrions réaliser sur la terre, si les inconséquences ou les faiblesses de notre nature ne venaient y mettre obstacle. En voulez-vous un exemple? Regardez autour de vous, et voyez l'ordre et l'élégance exquise qui éclatent partout dans cette belle habitation : tout ici accuse l'influence d'une femme d'élite, qui a su donner à son existence l'harmonie qui règne dans son âme. Le goût de Mme de Narbal se reconnaît dans l'éducation brillante et solide qu'elle vous a donnée, mademoiselle, aussi bien que dans l'usage qu'elle fait de sa fortune. La main discrète et pieuse qui se glisse furtivement dans la demeure du pauvre, les livres choisis, les gravures, les objets précieux qui ornent ces appartements, ainsi que la musique qu'on y entend et les plaisirs délicats qu'on y cultive, sont les manifestations diverses d'une noble créature, dont l'esprit et le cœur concourent harmonieusement au vrai but de la vie la réalisation du beau! Ah! que de souvenirs douloureux et charmants réveille en moi le spectacle de cet intérieur paisible où je reçois un accueil si bienveillant!... Mais j'allais oublier Beethoven et la sonate en ut dièse mineur dont vous désirez connaître l'origine. Aussi bien il est encore de bonne heure, et Mme de Narbal, qui aime à prolonger ses promenades tant que l'atmosphère conserve sa douce moiteur, nous laisse plus que le temps nécessaire au récit que vous exigez de moi. Et comment pourrions-nous mieux employer les heures propices de cette nuit sereine qu'à nous entretenir du musicien sublime qui a si bien compris les harmonies de la nature!

« L'auteur de la Symphonie pastorale est né à Bonn le 17 décembre 1770. Son grand-père était originaire de Maestricht; sa mère, Marie-Madeleine Keverich, était

de Coblentz, et son père, Jean Van Beethoven, chantait la partie de ténor à la chapelle de l'électeur de Cologne. Issu d'une pauvre famille d'artistes, Beethoven eut une enfance agitée, et son éducation se ressentit de l'impétuosité de son caractère. Il apprit les éléments de la langue latine dans une école publique de sa ville natale, et son père lui enseigna les principes de la musique. Il fallut le contraindre d'abord à étudier l'art qui devait immortaliser son nom. Il répugnait à s'asseoir tranquillement devant un piano et à soumettre ses mains à un exercice purement machinal. Sa résistance ne fut pas moins vive pour l'étude du violon, dont il n'a jamais pu surmonter les difficultés. Il passa ensuite sous la direction de Pfeiffer, oboïste distingué, dont les conseils ont eu la meilleure influence sur le développement de son goût, ainsi qu'il se plaisait à le proclamer plus tard, tandis qu'il a toujours nié devoir la moindre reconnaissance à l'organiste de la cour électorale, Neefe, dont il reçut également des leçons1. Van der Eder lui apprit à jouer de l'orgue, et cet instrument magnifique, qu'il a toujours beaucoup aimé, a dû éveiller dans son âme encore novice les sonorités puissantes et diverses qu'il a introduites dans la symphonie. << Jamais grand homme n'a eu plus que Beethoven le caractère de son génie ou le génie plus conforme à la nature de son caractère. Dès ses premières années, il révéla les inégalités maladives de son humeur misanthropique et l'insubordination glorieuse de son esprit. Il n'apprit rien comme les autres. Les déductions logiques effarouchaient cette imagination ravie du spectacle

1. On retrouve ces détails sur la jeunesse de Beethoven, qui redressent tant d'erreurs, dans la biographie de M. Antoine Schindler. Leipzig, 1845.

de la nature. Il restait sourd aux préceptes scolastiques, et son cœur ne s'ouvrait et ne s'emplissait d'émotions fécondes qu'en étudiant les œuvres concrètes des maîtres préférés. Il procédait par l'intuition, qui est la méthode du génie. Il aimait à s'abreuver aux sources vives, et, comme un oiseau du ciel, à tremper ses ailes dans les eaux des torrents. Bach, Haendel et Mozart furent ses véritables instituteurs. Il déchiffra leurs œuvres et s'en appropria les sucs inspirateurs. Il prit à l'un son harmonie âcre et sauvage et le savant badinage de ses fugues charmantes; au second, l'allure pleine de majesté de sa phrase mélodique; au troisième, le rayon de sa grâce divine, dont il ressentit longtemps l'influence secrète. La jeunesse de Mozart et celle de Beethoven présentent déjà le contraste qu'on remarquera dans leur destinée: l'un, doux et humble, reçoit avec piété les conseils de ses maîtres et s'épanouit harmonieusement et sans douleur au sein de la famille où le nimbe de la béatitude couronne déjà son berceau, tandis que l'autre, inquiet et révolté, s'élève le front sillonné par l'éclair des tempêtes.

<< Toutefois, celui qui apprit à Beethoven à parler la langue des mystères, ce fut le maître des dieux et des hommes, comme dit Platon1, celui qui naquit après le chaos qu'il soumit à l'harmonie ce fut l'amour. Croiriez-vous, mademoiselle, qu'il y a des pédants qui se sont demandé sérieusement si l'auteur de la sonate en ut dièse mineur et de la symphonie en la avait jamais éprouvé de tendres préoccupations? Oh! les doctes ignorants, qui s'imaginent que des hommes comme Gluck, comme Weber et Beethoven, se forgent dans les

1. Dans le Banquet.

ateliers de contre-point! Pauvres critiques que ceux-là qui n'ont jamais vu dans la musique que la science des sons, comme ils disent, et non pas l'art de moduler i dolci lamenti de la passion!

« Il y avait dans la ville de Bonn une noble famille appelée de Breuning, où le jeune Beethoven était accueilli avec bonté. Dans cette famille aussi distinguée par les dons de la fortune que par le goût et la culture de l'esprit, le caractère inquiet et l'imagination ardente du jeune artiste trouvaient un asile paisible. Il y allait presque tous les jours, tantôt avec une composition nouvelle qu'il venait faire entendre, tantôt avec un visage sombre et le cœur contristé par une de ces douleurs sans nom qui sont l'aliment et le privilége du génie. On l'écoutait avec bienveillance, on l'encourageait, on cherchait à dissiper les nuages qui s'élevaient de son âme troublée; on était plein d'indulgence pour les inégalités de son caractère. Quelquefois il disparaissait pendant des semaines entières, et, lorsqu'il revenait au bercail, on le recevait sans rancune, en lui adressant seulement de tendres reproches. C'est dans l'intérieur de cette famille éclairée, dans la réunion des personnes élégantes qu'on y rencontrait et les conversations spirituelles qui s'y engageaient, que Beethoven puisa le goût de la société d'élite qu'il aima toujours à fréquenter, et les premières notions qu'il ait recueillies sur les poëtes et les grands écrivains de son pays. Parmi les personnes qui venaient habituellement dans la famille de Breuning, il y avait une jeune fille blonde, vive, spirituelle, tendre et légèrement coquette, qui s'appelait Jeanne de Honrath. Elle était de Cologne, et plusieurs fois par an elle venait passer quelques jours dans cette maison amie. Mlle de Honrath était petite, mais d'une

tournure élégante, instruite, d'un caractère enjoué, fort bonne musicienne et chantant avec goût. Beethoven, qui pour Mlle Honrath n'était encore qu'un enfant, était cependant déjà vivement épris d'elle. Il trahissait le trouble de son cœur par des emportements qui amusaient beaucoup la charmante personne qui en était la cause, par des improvisations sur le piano qui la ravissaient, la faisaient rêver et parfois la touchaient jusqu'aux larmes : car tel est le privilége du génie fécondé par l'amour, qu'il fait tout oublier, les différences d'âge aussi bien que celles de rang et de fortune. Oui, quoique Mlle de Honrath fût déjà fiancée à un homme qu'elle épousa plus tard, et qu'elle eût au moins dix ans de plus que le jeune Beethoven, elle ne pouvait pas l'entendre impunément jouer du piano, docile interprète de sa douleur ou de ses vagues espérances. L'émotion la gagnait alors, et cet enfant, qui était déjà l'un des plus admirables improvisateurs qui aient existé, grandissait tout à coup à ses yeux sous les feux de la passion naissante. Mlle de Honrath était bien plus à l'aise en causant avec Beethoven, dont elle provoquait les emportements naïfs par une raillerie galante: on aurait dit une gazelle se jouant avec un lionceau. Un jour, en quittant la maison de Breuning pour se rendre à Cologne, Mlle de Honrath fit ses adieux à son jeune amant par ces trois vers d'une chanson connue :

Mich heute noch von dir zu trennen
Und dieses nicht verhindern konnen
Ist zu empfindlich für mein Herz1!

Mlle de Honrath n'en épousa pas moins un capitaine

1. Me séparer encore aujourd'hui de toi, sans pouvoir l'empêcher, c'est pour mon cœur une bien vive douleur!

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