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qu'une loi curiate, le plébéien, qui ne peut, sinon en droit, du moins en fait, aspirer à une forme si haute, parvient moins noblement mais plus facilement au même résultat, à l'aide d'un détour, en vendant son patrimoine à venir par la solennité per æs et libram.-Ou bien enfin cette solennité lui sert encore à engager, à asservir sa propre personne ou celle de ses enfants, de ceux qui lui sont soumis, soit pour réparer un préjudice, pour en faire argent d'une manière quelconque, soit pour emprunter et pour donner ainsi garantie au créancier.

91. Mais le tableau qui frappe le plus dans les mœurs romaines est celui que présente chaque famille. Elle se groupe sous la main du chef, et forme, au milieu de la société générale, une petite société soumise à un régime despotique. Ce chef, pater familias, est seul, dans le droit privé, une personne complète, c'est-à-dire il forme seul un être capable d'avoir ou de devoir des droits. Tous ceux qu'il a sous sa main ne sont pour lui que des représentants, que des instruments. Il est propriétaire absolu de tous les biens, et même de tous les individus qui composent sa famille. Il a sous sa puissance immédiate ses esclaves, ses enfants, sa femme, et les hommes libres qui lui sont asservis. Autour de lui se rangent encore, quoiqu'ils lui soient soumis moins directement, ses affranchis, et, lorsque le chef est patricien, ses clients. De là naissent des institutions qui trouveront une application perpétuelle dans le droit civil relatif aux personnes.

1° L'esclavage, qui jette dans l'État et dans les familles une classe d'hommes à peu près sans droits, assimilés, pour la propriété, à des choses dont on peut disposer et trafiquer à volonté : institution contraire à la nature, mais commune à tous les peuples e ces temps.

2o La puissance paternelle, particulière, dans toute son énergie, au seul peuple romain, qui pèse sur le fils, quelque âgé qu'il soit, et qui rend son père maître de sa personne, de ses enfants, de son travail et même de sa vie.

3o La puissance maritale, lorsque la femme a passé sous la main du mari, puissance peut-être moins sévère que les deux autres, parce qu'elle dut être modérée dès sa naissance par l'influence des parents de la femme.

4o La puissance sur les hommes libres qui, bien bien que libres

dans l'ordre de la cité, peuvent, dans la famille, être asservis au chef, soumis à une sorte de propriété, assimilés à un esclave, soit qu'il s'agisse d'enfants ou d'autres personnes dépendantes, vendus ou abandonnés per æs et libram par leur chef; soit qu'il s'agisse de débiteurs qui, faute de payer leur créancier, lui ont été attribués par déclaration du magistrat (addicti), ou qui se sont eux-mêmes livrés et asservis à lui par la solennité per æs et libram, afin de se libérer de leur dette par un temps de servitude (nexi).

5° L'affranchissement, qui, faisant passer une personne de l'état de chose à l'état d'homme libre, sans rompre cependant tous les liens et tous les devoirs qui l'attachaient à son ancien maître, donne au milieu de Rome une classe particulière de citoyens, conservant encore pendant plusieurs générations l'empreinte de leur ancien esclavage. On ne sait comment s'opérait l'affranchissement avant l'institution du cens; depuis cette époque, c'est par l'inscription sur le tableau des citoyens que l'esclave devient affranchi et acquiert les droits de cité. Denys d'Halicarnasse attribue à Servius l'admission des affranchis aux droits de cité, et leur inscription dans les tribus urbaines (1).

une

6o La clientèle, sujétion à la fois politique et privée (2), qui distribue et attache la plèbe sous la domination de la race supérieure, qui fait des familles plébéiennes un accessoire, dépendance des gentes patriciennes. Le client et sa descendance entrent dans la gens du patron; ils prennent, avec une désinence qui y indique leur situation, le nom de cette gens; ils s'assujettissent à son culte privé (sacra gentilitia); leur succession revient à cette gens à défaut d'héritiers dans leur propre famille. Des obligations personnelles lient les uns aux autres les patrons et les clients, et la religion et les mœurs revêtaient ces devoirs d'un caractère tellement sacré, que celui qui les avait violés était, aux temps des sacrifices humains, dévoué et immolé à quelque dieu un jour de fête religieuse (sacer esto).

Les patriciens seuls avaient des clients, et tous les plébéiens

(1) DENYS D'HALICARNASSE, liv. 4, § 26.

(2) La gens rendait des décrets : ainsi, la gens Fabia interdit le célibat et l'exposition d'enfants. (Ib., liv. 9, § 22.)

étaient, dans le principe, rattachés par cette sorte de sujétion à une gens aristocratique; mais avec le temps, la nouvelle plébe, sans cesse accrue, et libre de pareils liens, engloutit ces primiers germes de la population romaine. Les gentes de première race, leurs dépendances plébéiennes inférieures, noyau primitif du peuple romain, disparaissaient, et avec elles la véritable clientèle, qui finit ainsi par s'éteindre, et qui transformée, corrompue dans la suite par la civilisation, et devenue uniquement un instrument de crédit, de brigue ou de dilapidation, ne resta même plus exactement en souvenir.

92. Si de l'examen des personnes on passe à quelques observations sur les biens, il faut remarquer dès cette époque l'ager romanus : le champ, le sol, le territoire romain, le champ du droit quiritaire, le seul qui soit susceptible de l'application de ce droit, de même que les citoyens de Rome sont les seuls à en jouir. Les divers rois de Rome, Romulus, Ancus, Tarquin l'Ancien, Servius Tullius, sont présentés par les historiens comme traçant, étendant successivement l'enceinte de cet ager romanus, le divisant entre les citoyens, soit en une distribution politique par curies, soit par tête (viritim) (1). A la dernière étendue marquée par Servius Tullius, le champ quiritaire s'arrête (2). En vain Rome, de conquête en conquête, envahira le monde et reculera les limites de sa domination, l'ager romanus restera tel qu'il vient d'être fixé. Ce ne sera plus que faveur et avantage, à demander ou à arracher à la ville souveraine, que d'obtenir pour d'autres territoires la participation au droit quiritaire à l'instar de ce champ; et la tradition, se perpétuant à travers les superpositions de races, de civilisations et de langages, montre encore aujourd'hui au voyageur moderne ce que l'enfant du peuple continue à nommer de son antique nom l'agro romano (3).

(1) DENYS D'HALICARNASSE, Antiquit., liv. 3, § 1. - CICERON, De republica, liv. 2, §§ 14 et 18,

(2) DENYS D'HALICARNASSE, liv. 4, § 13.

(3) VARRON, De lingua latina, liv. 5, § 33, nous dit combien on distinguait, par rapport à la science augurale, de sortes d'ager: « Ut nostri augures publici disserunt, agrorum sunt genera quinque, Romanus, Gabinus, Peregrinus, Hosticus, Incertus,... etc., et il en donne l'explication.

Il faut remarquer encore, en le distinguant du précédent, l'ager publicus, c'est-à-dire la propriété territoriale de l'État, la partie appartenant au peuple collectivement: champs réservés, soit pour servir aux pâturages ou aux usages communs, soit pour être exploités au profit de la chose publique, ou concédés au nom de l'État, en jouissance gratuite ou moyennant redevance. Ce sont ces champs dont les gentes patriciennes envahiront la possession en s'affranchissant du payement de la redevance, qui deviendront dans leurs mains, sinon une propriété romaine, du moins des possessions héréditaires, et dont la plèbe demandera souvent le partage. Ce champ public s'étend avec les armes de Rome : l'expropriation du territoire des nations vaincues, sauf de meilleures conditions à obtenir du vainqueur, est la loi de la guerre, et tout sol conquis, avant sa distribution aux particuliers, est ager publicus. Ce champ du peuple embrassera le monde connu.

Après cet aperçu, qu'on ne dise point qu'il n'y avait pas encore à Rome de droit civil. Il n'y avait pas de droit écrit, mais un droit coutumier fortement enraciné, premier germe de toutes les lois qui naîtront par la suite,

DEUXIÈME ÉPOQUE.

LA RÉPUBLIQUE.

§ Ier. JUSQU'AUX LOIS DES DOUZE TABLES.

93. Plusieurs puissances distinctes, à moins d'une harmonique fusion, ne peuvent dans un même État exister ensemble sans être rivales, c'est-à-dire ennemies l'une de l'autre. Sont-elles trois? deux se réunissent pour détruire la troisième. Ne sont-elles que deux? les dissensions n'en sont que plus vives. Rome nous en offre un exemple. Des trois corps politiques que nous avons comptés dans le gouvernement, il ne reste que les patriciens et les plébéiens. Ils se sont unis pour renverser les rois, et maintenant va commencer entre eux cette lutte continue dans laquelle, les patriciens se trouvant en possession de tous les honneurs, de tous les priviléges, de toutes les dignités, les plébéiens arracheront successivement leur part dans les honneurs, dans les priviléges, dans les dignités : lutte qui commence à l'affranchissement des deux ordres hors de l'autorité royale, et qui se terminera par leur asservissement sous le despotisme impérial.

(An 245.) On pourrait croire au premier abord que le gouvernement n'a subi dans cette secousse qu'un changement bien léger. Point d'innovation apparente dans les comices, dans le Sénat, dans l'administration; l'autorité royale est seulement remise à deux consuls élus comme les rois par le peuple, et dont le pouvoir ne doit durer qu'une année. Mais la position des chefs, l'esprit des citoyens, sont totalement changés, et de là dépendent tous les événements qui suivront. A en croire ce que rapporte Tite-Live, Servius lui-même aurait eu le projet d'abdiquer la royauté pour établir cette forme de gouvernement consulaire, et ce serait d'après les mémoires qu'il en aurait laissés que la

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