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Aulu-Gelle, dans cette conversation dont il fait le récit, entre des vieillards et de nobles personnages de Rome, dissertant sur l'ordre d'importance à établir, d'après les anciennes mœurs, entre les devoirs que nous imposent les liens de famille ou de société (officia), dit qu'on tomba facilement d'accord, qu'immédiatement après ceux envers les ascendants (parentes) viennent, au premier rang, les devoirs envers les pupilles dont on a la tutelle; au second rang ceux envers les clients, « qui sese itidem in fidem patrociniumque nostrum dediderunt » ; au troisième, ceux envers les hôtes, et ensuite ceux envers les cognats et les alliés. Des discours de M. Caton, du grand pontife C. César, et des écrits du jurisconsulte Massurius Sabinus lui viennent en appui. « On porte témoignage en faveur d'un client contre un cognat, dit Caton; contre un client, nul ne le fera. Après le nom de père, le plus proche est celui de patron (1). »

C'est une des illusions de Niebuhr que de voir dans les clients un ordre de population tout à fait distinct des plébéiens, auquel il attribue une origine et une condition politique à part (2), tout cela pour aboutir à cette conclusion, assurément fort indifférente en soi, que les plébéiens, dans leur lutte contre le patriciat, n'ont pas été des clients révoltés, mais une partie de la population opprimée. La clientèle, quels que fussent les avantages qu'elle pût offrir, était une sorte d'asservissement; clients ou non clients étaient dominés par le patricien, de race privilégiée, absorbant en elle le gouvernement des choses divines et

(1) Aulu-Gelle, liv. 5, ch. 13. Paroles de Caton, par lui citées : « Adversus cognatos pro cliente testatur; testimonium adversus clientem nemo dicit : patrem primum, postea patronum proximum nomen habere. › De Massurius Sabinus: In officiis apud majores ita observatum est, primum tutelæ, deinde hospiti, deinde clienti, tum cognato, postea affini. » De C. César : « Nam neque hominum morte memoria deleri debet, quin a proximis retineatur; neque clientes sine summa infamia deseri possunt: quibus etiam a propinquis nostris opem ferre instituimus. › Le même AULU-GELLE, liv. 20, ch. 1, dans une discussion qu'il rapporte, sur la loi des Douze Tables: «Sic (Populus Romanus) clientem in fidem acceptum cariorem haberi quam propinquos, tuendumque esse contra cognatos censuit. »

(2) Les clients, suivant M. Mommsen (Hist. rom., tom. I, p. 85), étaient ou des transfuges venus de l'étranger, ou des affranchis à l'égard desquels l'ancien maître avait abdiqué ses droits.

humaines de l'État : il n'est pas besoin d'autres raisons pour expliquer et légitimer la lutte. Tous les témoignages de l'antiquité nous font voir que les clients font partie de la classe inférieure. Il est même presque démontré qu'aux temps primitifs de Rome les plébéiens étaient tous distribués et attachés ainsi par les liens de la clientèle aux maisons patriciennes, s'ils ne l'étaient déjà par ceux de l'affranchissement. C'est ainsi que le raconte la tradition populaire, qui en fait honneur à Romulus; Cicéron le dit dans son traité de la République (1), et M. Manlius en sa harangue aux plébéiens contre les patriciens, les engageant à se compter et à compter leurs adversaires : « Autant de clients vous fûtes autrefois autour d'un seul patron, autant serez-vous maintenant contre un seul ennemi (2). »

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Ce qu'il y a de vrai, c'est que par suite de l'accroissement incessant de la plèbe, à mesure que Rome étendait sa puissance et augmentait sa population, il arriva un temps où les plébéiens attachés par les liens de la clientèle aux maisons patriciennes ne formèrent plus qu'un petit nombre, comparés à la grande foule restée en dehors de cette clientèle; c'est que les liens mêmes et les devoirs que leur imposaient la qualité de clients, la manière inconnue, mais probable dont ils étaient enrôlés, en la première organisation des comices, dans la famille de leur patron, défense de porter contre lui son suffrage ou de passer en des rangs ennemis sous la peine des traîtres, leur faisait dans les luttes de la plèbe contre les patriciens une situation telle qu'ils y figuraient comme appuis, comme force des patriciens, et quelquefois comme intermédiaires, comme intercesseurs entre les deux partis; et que dans les délibérations des tribus plébéiennes, où ils se perdaient parmi le grand nombre, leur influence n'était plus la même que dans les autres systèmes d'assemblées. De tous les textes recueillis par Niebuhr à l'appui de sa manière de voir, il n'y en a pas un qui signifie autre chose que cela.

Mais au tableau que nous venons de tracer de la clientèle

(1) CICERON, De republica, liv. 2, § 9: Et habuit (Romulus) plebem in clientelas principum descriptam; quod quantæ fuerit utilitati, post videro. » (2) TITE-LIVE, liv. 6, § 18: « Quot enim clientes circa singulos fuistis patronos, tot nunc adversus unum hostem eritis. »

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d'après Denys d'Halicarnasse, il manque des traits effacés par le temps,, qui nous aideraient à nous représenter plus vivement encore la condition sociale des populations en ces époques primitives.. Pour retrouver quelques-uns de ces traits perdus,, il faut lès chercher dans l'étude de ce qu'on nommait les gentes patriciennes.

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17. Ici encore, malgré l'appui que lui ont prêté d'autres écri vains, nous n'ajoutons aucune foi au système que s'est fait à ce sujet. Niebuhr... Nous n'en ajoutons pas davantage au chiffre de trois cents,, auquel aurait été fixé, suivant lui, dans la constitution, le nombre des gentes patriciennes. Une telle fixation,, quelque ingénieuses que puissent paraître les combinaisons de chiffres dans lesquelles on la fait entrer, est inadmissible en: chose aussi variable que le nombre de gentes, dont les unes sléteignent, tandis que d'autres surgissent à nouveau, ainsi que le reconnaît Niebuhr lui-même,, au gré d'événements tout à fait en dehors de ces> règles de symétrie. Malgré la perte des documents sur ce point,, il nous en reste assez pour nous faire de la gentilité chez les Romains une idée de jurisconsulte, heaucoup plus nette, beaucoup plus simple, et qui offre la précision nécessaire pour le règlement des droits qui s'y rattachaient. Comme nous reviendrons longuement sur cette discussion,, en traitant de la succession des gentils (1),, il nous suffira d'en résumer les résultats..

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La première condition pour former une gens, comme qui dirait un ensemble, une agrégation généalogique, était qu'en remont tant vers les aïeux, si haut que ce fut, il ne s'en trouvât aucun.qui eût jamais été en une servitude, en une sujétion quelconque : c'est la définition du pontife Scævola, rapportée par Cicéron, qui nous le dit textuellement (2). Or, en ces temps primitifs, non-seulement les patriciens seuls, on va le voir,, se trouvaient en une pareille conditions, mais il ne pouvait pas même venir en la pensée d'aucune partie de la plèbe d'y aspirer. En effet,, en combinant les résultats de ces deux vieilles institutions des peuples italiques, d'une part l'esclavage et l'affranchissement et d'autre part la clientèle; en se reportant à l'époque où, dans la plèbe, tout ce qui n'était pas

(1) Voir notre troisième volume, à la suite du titre 2, livre 3 des Instituts. (2) « Quorum majorum nemo servitutem servivit. (CICERON,, Topiques, §6).

affranchi ou descendant d'affranchi était client, on voit que nul dans cette plèbe originaire, soft en sa personne, soit en celle des parents dont il était né, ne se trouvait libre de servitude ou de sujétion quelconque. Les patriciens seuls avaient une telle origine, un pur sang; seuls ils pouvaient former, en la réunion des différentes branches sorties de la souche commune et liées entre elles par les liens de l'agnation, une gens; seuls ils pouvaient être qualifiés de gentils; et cette qualification, dans ces mots des langues modernes, gentilhomme, gentiluomo, gentilhombre, gentleman, est restée traditionnellement jusqu'en nos jours avec quelque chose de son antique signification oubliée.

Ce qu'il y a de plus caractéristique, ce dont le souvenir se perdit le plus, parce que le temps finit, dans la société nouvelle et jusque dans les lois, par en faire disparaître la réalité, c'est qu'à l'époque originaire dont nous parlons, entre ces gentes patriciennes se distribuait, comme dépendance, tout le reste de la population.

En effet, à chaque gens patricienne étaient rattachées, en accessoire, deux autres races subordonnées : celle des clients des patriciens de cette gens, avec leur descendance et la descendance de leurs affranchis à eux-mêmes;-celle des affranchis de ces patriciens, avec leur descendance et la descendance de leurs propres affranchis.

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Les clients comme les affranchis prenaient pour eux et pour feur descendance, avec une désinence particulière, le nom de la gens à laquelle ils se rattachaient par une sorte de génération civile; et le titre de patron, diminutif de celui de père, indiquait pour les uns comme pour les autres cette sorte de génération et la puissance qui en résultait. Ils étaient liés, par conséquent, eux et feur descendance, au culte et aux sacrifices particuliers de cette gens (sacra gentilitia). — Ils avaient pour gentils, eux et leur descendance, les membres de cette gens suivant les degrés respectifs de l'agnation des uns et des autres, sans pouvoir se dire les gentils de personne, car, remontant toujours en définitive à un asservissement de client ou d'esclave, ils n'avaient aucune généa logie par eux-mêmes, et se plaçaient, comme dérivés, dans la généalogie d'autrui. « Avez-vous jamais entendu dire qui l'on a pris d'abord à Rome pour patriciens? non certes des hommes

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tombés du ciel, mais seulement ceux qui pouvaient citer un père (patrem); rien, autre que des ingénus (1). »

Ingénus, mot dont la signification légale s'est amoindrie depuis à mesure que la composition sociale a changé elle-même, signifiait, en effet, dans sa formation primitive: qui est né dans une gens, qui a une généalogie, qui peut remonter à des aïeux perpétuellement libres de tout asservissement. Encore, s'ils ne se disaient pas tombés eux-mêmes du ciel, les patriciens se disaientils quelquefois instruits par des êtres miraculeux qui en étaient tombés: témoins les lucumons de l'Étrurie, recueillant de la bouche du divin Tagès les secrets de l'art des aruspices (ci-dess., no 15). Cette notion de la gens se complète par un dernier trait : les droits de tutelle et d'hérédité légitimes sur la personne et sur la succession des clients ou de leur descendance, comme aussi sur celle des affranchis ou de leur descendance, droits qui, à défaut de tuteurs ou d'héritiers légitimes pris dans ces races elles-mêmes, revenaient en dernier ordre, en leur qualité de gentils, aux patriciens de la gens dont ces races subordonnées étaient une dépendance. Tous ceux qui se sont livrés à une étude sérieuse des antiquités romaines y ont puisé le sentiment de l'existence de ces droits de tutelle et d'hérédité à l'égard des clients et de leur descendance, et à l'égard de la descendance des affranchis, sans pouvoir en rencontrer nulle part l'expression dans les textes, parce que cette expression se trouvait contenue en entier et nettement formulée pour les Romains dans tout ce qui concernait la tutelle et la succession des gentils (2). Malgré la complication que l'enchevêtrement ou le croisement des divers groupes de famille y produisaient, ces degrés de gentilité étaient espacés et se pouvaient

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(1) Semper ista audita sunt eadem, penes vos auspicia esse, vos solos gentem habere, vos solos justum imperium et auspicia domi militiæque.... En unquam fando audistis, patricios primo esse factos, non de cœlo dimissos, qui patrem ciere possent, id est, nihil ultra quam ingenuos.» (Harangue de Publius Decius Mus, dans TITE-LIVE, liv. 10, § 8. Nous donnerons bientôt le véritable sens de ces mots patrem ciere possent). - Patricios, Cincius ait in libro de Comitiis, eos appellari solitos, qui nunc ingenui vocentur.» (AULUGELLE, au mot Patricios.)

(2) On en voit quelque trace, à l'égard de la clientèle des étrangers, là où il ne peut plus être question de la succession des gentils, dans le jus applicationis dont parle CICERON, De oratore, liv. 1, ch. 9.

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