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moins épiquement racontée dans la tradition populaire; cependant il est possible d'en saisir parfaitement la trace dans cette tradition et dans le témoignage des historiens. Varron, Festus, Tacite, Denys d'Halicarnasse nous apprennent que le mont Cælius avait été ainsi nommé d'un certain Célius ou Cėlės Vibenna, noble étrusque, qui était venu avec sa troupe (cum sua manu) au secours, les uns disent de Romulus, d'autres de Tarquin l'Ancien, et qui avait établi sa demeure sur ce mont. Comme de ces hauteurs fortifiées les Étrusques dominaient et pouvaient inquiéter le pays, on les fit plus tard descendre dans la plaine. Les antiquaires n'étaient pas d'accord sur le nom du roi, mais ce qui est certain, c'est qu'ils formèrent dans cette plaine, non loin du forum, un quartier qui reçut d'eux et qui conserva depuis le nom de quartier Étrusque (vicus Tuscus), où se voyait la statue de Vertumne, divinité principale de l'Étrurie. Ce mont Cælius avant la venue des Étrusques se nommait Querquetulanus, parce qu'il abondait en bois de chênes; de même que le mont Quirinal avant la venue des Sabins Quirites se nommait Agonus ou Ægonus (1).

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(1) VARRON, De lingua latina, liv. 5, § 46 Cælius mons, a Cælio Vibenno, Tusco duce nobili, qui cum sua manu dicitur Romulo venisse auxilio contra Tatium regem: hinc post Cælii mortem, quod nimis munita loca tenerent neque sine suspicione essent, deducti dicuntur in planum. Ab eis dictus vicus Tuscus, et ideo ibi Vortumnum stare, quod is Deus Etruriæ princeps. - FESTUS, au mot Cælius: Cælius mons dictus est a Cæle quodam ex Etruria qui Romulo auxilium adversus Sabinos præbuit, eo quod in eo domicilium habuit.· Denys d'Halic., liv. 2, § 38. — TACITE, Annales, liv. 4, § 45: ... Montem eum antiquitus Querquetulanum cognomento fuisse, quod talis silvæ frequens fecundusque erat; mox Cælium appellitatum a Cæle Vibenna, qui dux gentis Etruscæ, quum auxilium appellatum ductavisset, sedem eam acceperat a Tarquinio Prisco, seu quis alius regum dedit: nam scriptores in eo dissentiunt; cætera non ambigua sunt, magnas eas copias per plana etiam ac foro propinqua habitasse, unde Tuscum vicum e vocabulo advenarum dictum.▾ La version qui avait cours chez les écrivains étrusques était un peu différente. D'après ceux-ci, ce serait Servius Tullius qui, compagnon fidèle de Cælius Vivenna, dont il aurait suivi la fortune, aurait, par suite de revers, quitté l'Étrurie avec les débris de l'armée de Cælius, et occupé le mont Cælius, qu'il aurait ainsi nommé en l'honneur de son chef. Lui-même aurait alors changé son nom étrusque, qui était Mastarna, contre celui de Servius Tullius. Cette version étrusque nous est révélée par ce qu'on appelle la Table de Claude, tables de bronze découvertes en 1528 à Lyon, où elles sont conservées, qui portent gravée

La même adjonction de ces Étrusques apparaît encore, quoique avec quelques nuages, dans ce qu'on nous dit des Lucères, cette troisième partie du Peuple Romain (pars tertia Populi Romani) qui fut établie en tribu (distributa) par Tatius et par Romulus, suivant les expressions de Festus (1). L'origine de ce nom de Lucères était diversement expliquée chez les Romains, et TiteLive nous dit qu'elle était restée incertaine (2). Festus la fait dériver, dans le passage que nous venons de citer, d'un certain Lucerus, roi d'Ardée, ville de la côte du Latium, qui serait venu aussi au secours de Romulus. Mais nous apprenons par Varron que la dénomination de Lucères était étrusque; Festus lui-même, dans un autre passage, la fait venir d'un lucumon, chef de cette troupe; Cicéron nous parle de ce lucumon comme étant mort en combattant les Sabins dans son alliance avec Romulus (3). Or ce lucumon n'est évidemment autre que le chef étrusque Cæles Vibenna: il n'y a pas là deux personnages, c'est le même. Toute hésitation disparaît à cet égard, lorsqu'on remarque, comme l'a fait avec raison Niebuhr, que lucumo n'est qu'une qualification

une Oratio de l'empereur Claude, sur la concession à faire aux Gaulois du Jus senatorum, ou aptitude à être nommé sénateur. Déjà les Annales de Tacite (liv. 11, § 24) offraient une analyse de cette Oratio, dont le texte a été ainsi retrouvé. On peut lire ce texte dans l'édition fac-simile qu'en a publiée, avec le concours de la municipalité de Lyon, M. Monfalcon, bibliothécaire de cette ville (1851, in-fol.); il se trouve d'ailleurs rapporté dans la plupart des éditions de Tacite, aux notes du § 24 ci-dessus indiqué. L'empereur Claude, en fait de version étrusque, peut avoir un certain crédit, parce que nous savons par Suétone (Claud., § 42) qu'il avait écrit, en grec, une histoire des Étrusques, en vingt livres, qui se sont perdus.

Quant au nom primitif du mont Quirinal, voir FESTUS, aux mots Quirinalis collis, et Agonium.

(1) FESTUS, au mot Lucerenses : « Lucerenses, et Luceres, quæ pars tertia Populi Romani est distributa a Tatio et Romulo, appellati sunt a Lucero Ardeæ rege, qui auxilio fuit Romulo adversus Tatium bellanti... »

(2), TITE-LIVE, liv. 1, § 13 : « Lucerum nominis et originis causa incerta est. » (3) VARRON, De lingua latina, liv. 5, § 55 : « Tatienses a Tatio, Ramnenses a Romulo, Luceres, ut Junius, a Lucumone. Sed omnia hæc vocabula Tusca, ut. Volnius, qui tragoedias Tuscas scripsit, dicebat. -FESTUS, au mot Lucomedi: • Lucomedi a duce suo Lucumone dicti, qui postea Lucerenses appellati sunt. » CICERON, De republica, liv. 2, § 8 .... Et suo et Tatii nomine et Lucamonis, qui Romuli socius in Sabino prælio occiderat..

de dignité étrusque, et que la méprise consiste à en avoir fait un nom propre (1).

Enfin l'élément étrusque se retrouve de nouveau, en ces premières origines, dans ce que la tradition raconte de l'arrivée à Rome de Tarquin avec son monde, venu de Tarquinies, l'une des villes principales de l'Étrurie; et de même que l'élément latin et l'élément sabin avaient donné des rois à Rome, suivant cette tradition, l'élément étrusque lui en donna à son tour.

11. Ces fragments de population n'étaient certes pas tout le peuple sabin, encore moins la puissante nation étrusque, mais ils suffisent pour nous montrer les trois nationalités qui ont concouru à former le peuple romain; pour nous faire dire, dès ces premiers temps, ce que Florus applique au temps postérieur de la guerre sociale, que ce peuple romain est un composé d'Étrusques, de Latins et de Sabins, qui a transformé en un même sang le sang puisé à ces diverses sources et fait un seul corps de tous ces membres (2).

12. Le fait capital, celui des nationalités préexistantes dans lesquelles se doivent chercher les éléments de la nationalité de Rome, et par suite le principe de ses institutions et de ses coutumes, nous est acquis. On nous permettra de nous en tenir là, sans insister sur le détail des événements. Nous apprenons de Censorinus que Varron divisait les temps en trois périodes : la première qu'il appelait inconnue (žoŋλov), à cause de l'ignorance dans laquelle on reste à son égard; la seconde mythique (μvðixóv), à cause des récits fabuleux qu'elle contient en grand nombre; et la troisième enfin historique (iotopixóv), parce que les événements qui s'y sont passés sont rapportés dans de véritables histoires (3). Vico, dans les trois âges qu'il assigne au cours des nations, l'âge

(1) SERVIUS, ad Æneid., liv. 2, vers 268: Duodecim enim lucumones, qui reges sunt lingua Tuscorum, habebant. » — -Et liv. 8, vers 475 : « Tuscia duodecim lucumones habuit, id est reges, quibus unus præerat. › — De même, liv. 10, vers 202, et liv. 11, vers 10.-CENSORINUS, De die natali, c. 4: Lucumones, tum Etruriæ potentes.»

(2) FLORUS, liv. 3, § 19: Quum Populus Romanus Etruscos, Latinos, Sabinosque miscuerit, et unum ex omnibus sanguinem ducat, corpus fecit es membris, et ex omnibus unus est. ›

(3) CENSORINUS, De die natali, § 21.

des dieux, l'âge des héros, l'âge des hommes, a quelque chose d'analogue, quoique de plus profond (1). Appliquant ce système de division tripartite à l'histoire romaine, qu'il partageait, dans la première édition de son livre, en trois périodes : l'une mythique, purement fabuleuse; l'autre mytho-historique, mélange de fables et de faits; et la troisième historique, Niebuhr s'est rapproché beaucoup plus de Varron. On le lira avec curiosité, mais il faut se garder de le suivre dans les récits imaginaires qu'il substitue, avec l'assurance de la certitude, aux fables des deux premières périodes. Légendes pour légendes, et conjectures pour conjectures, celles qui ont pour elles la tradition et la littérature de tout un peuple font partie elles-mêmes de l'histoire, ne fût-ce que comme peinture des croyances. C'est à ce titre que nous aimons à nous y attacher.

Dans sa première édition, Niebuhr n'avait vu en Rome qu'une colonie étrusque. Depuis, le récit qu'il fait de Rome, petite ville fortifiée sur sa colline, le mont Palatin, remontant obscurément dans son existence jusqu'aux temps pélasgiques, se réunissant par la suite des temps aux villages qui l'entouraient sur les collines voisines, puis à une ville sabine sur le mont Quirinal, puis à une ville étrusque sur le mont Cælius, comprend, en définitive, sous la forme de conjectures transformées en assertions, la reconnaissance des trois éléments, latin, sabin et étrusque, qui sont attestés par l'Antiquité. Quant aux villes ou villages de Remuria, de Vaticum, de Quirium et de Lucerum, les anciens n'en ont jamais parlé.

13. Fixés que nous sommes sur ce composé de la population romaine au moment où commence l'intérêt ou le souvenir de sa vie de peuple, nous pouvons aborder l'étude de ses institutions; et comme nous rencontrons ici, plus encore qu'en l'histoire des faits, les travaux marquants de Vico et de Niebuhr, qu'il n'est pas permis d'ignorer, mais dont nous sommes loin cependant d'adopter les données fondamentales, nous croyons devoir en dire, avant tout, avec brièveté, notre sentiment.

Les travaux de Vico sont des travaux généraux, dans lesquels il cherche ou bien le principe universel du droit, ou bien les lois

(1) Vico, Principj di scienza nuova, lib. 4, Del corso che fanno le nazioni.

TOME I.

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nécessaires qui président à l'histoire de l'humanité. Le droit romain, 'l'histoire romaine, n'y interviennent que comme des exemples, avec une large part toutefois, à cause du rang qu'ils tiennent à cette époque parmi les objets de l'érudition, mais avec l'obligation de se plier aux dogmes philosophiques de l'œuvre. L'ampleur des idées, 'la profondeur des vues, la lumière de quelques vérités primordiales découvertes, s'y allient avec un embarras, une divagation, une bizarrerie, et quelquefois même ce grain de déraison qui est 'le propre des hommes de génie inspirés. 'Sur les institutions qui nous occupent, quelques grands traits doivent être acceptés, d'autres doivent être rejetés; quant aux détails, ils s'écartent tellement, en maints sujets essentiels, de la véritable connaissance du droit romain, qu'un jurisconsulte marchant avec les documents ne peut les considérer que comme de la 'fantaisie.

Le sujet spécial de l'œuvre de Niebuhr est l'histoire romaine, dans laquelle une grande attention est donnée aux institutions. Niebuhr est un érudit explorateur qui s'entoure des vestiges et interroge les témoignages de l'antiquité, qui pénètre et se tient volontiers jusque dans les petits détails de l'archéologie. Bien qu'il ne se donne pas pour jurisconsúlte, c'est à lui que la science du droit romain est redevable du plus grand service archéologique qui lui ait été rendu à notre époque : la découverte des Instituts de Gaius, dont il a reconnu et signalé le premier le manuscrit pálimpseste. 'Nous lui en devons une grande reconnaissance. Critique fin, sagace, ingénieux, il a aussi les qualités brillantes de l'imagination, du coloris poétique et des pensées généreuses. Comme les archéologues, 'facile à se faire illusion, et doué quelquefois du don de vision; très-convaincu, et dès lors trèsaffirmatif; décrivant ou racontant comme réalité, sans même vous en avertir, ce qui n'est que la création de son esprit. Il résulte de cette nature de son talent que son œuvre est un assemblage, tantôt de dissertations d'antiquaire, qui y sont comme intercalées, toujours instructives, mais longues et minutieuses; tantôt de pages animées conduites chaleureusement, et dont la lecture est pleine d'attrait. 'Il en résulte aussi que sur un 'très-grand nombre de points ses travaux ont répandu des lumières dont les jurisconsultes ont eu à tirer profit pour la connaissance historique du

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