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Les Romains dispensoient de la guerre ceux qui estoient blessez au pouce, comme s'ils n'avoient plus la prise des armes assez ferme. Auguste confisqua les biens à un chevalier romain qui avoit, par malice et pour faire fraude à la loy, couppé les pouces à deux siens jeunes enfans, pour les dispenser des guerres; et avant luy, le Senat, du temps de la guerre italique avoit condamné Caius Vatienus à prison perpetuelle et luy avoit confisqué tous ses biens, pour s'estre à escient couppé le pouce de la main gauche pour s'exempter de cette guerre.

Quelcun, de qui il ne me souvient point, ayant gaigné une bataille navale, fit coupper les pouces à ses ennemis vaincus, pour leur oster le moyen de combatre et de tirer la rame.

En Lacedemone, le maistre chatioit les enfans en leur mordant le pouce.

CHAPITRE XXVII.

Couardise mere de la cruauté.

J

'AY souvent ouy dire que la couardise est mere de cruauté, et ay par experience ap

perceu que cette aigreur et aspreté de courage malitieux et inhumain s'accompaigne coustumierement de mollesse feminine: j'en ay veu des plus

cruels, subjets à pleurer aiséement et pour des causes frivoles. Alexandre, tyran de Pheres, ne pouvoit souffrir d'ouyr au theatre le jeu des tragedies, de peur que ses citoyens ne le vissent gemir aus malheurs de Hecuba et d'Andromache, luy qui, sans pitié, faisoit cruellement meurtrir tant de gens tous les jours. Seroit-ce foiblesse d'ame qui les rendit ainsi ployables à toutes extremitez? La vaillance (de qui c'est l'effect de s'exercer seulement contre la resistence,

Nec nisi bellantis gaudet cervice juvenci)

s'arreste à voir l'ennemy à sa mercy; mais la lascheté, pour dire qu'elle est aussi de la feste, n'ayant peu se mesler à ce premier rolle, prend pour sa part le second, du massacre et du sang. Les meurtres des victoires se font ordinairement par le peuple et par les officiers du bagage: et ce qui fait voir tant de cruautez inouies aux guerres populaires, c'est que cette canaille de vulgaire s'aguerrit et se gendarme à, s'ensanglanter jusques aux coudes et à deschiqueter un corps à ses pieds, n'ayant resentiment d'autre vaillance:

Et lupus et turpis instant morientibus ursi,
Et quæcunque minor nobilitate fera est :

comme les chiens coüards, qui deschirent en la maison. et mordent les peaux des bestes sauvages qu'ils n'ont osé attaquer aux champs. Qu'est-ce qui faict en ce temps nos querelles toutes mortelles? et que là où nos peres avoient quelque degré de vengeance, nous

commençons à cette heure par le dernier, et ne se parle d'arrivée que de tuer qu'est-ce, si ce n'est couardise?

Chacun sent bien qu'il y a plus de braverie et desdain à battre son ennemy qu'à le tuer, et de le faire bouquer et ronger son frein que de l'achever; d'avantage, que l'appetit de vengeance s'en assouvit et contente mieux, car elle ne vise qu'à donner resentiment de soy voilà pourquoy nous n'attaquons pas une beste ou une pierre quand elle nous blesse, d'autant qu'elles sont incapables de gouster nostre revenche: et de tuer un homme, c'est le mettre à l'abry de nostre offence. Et tout ainsi comme Bias crioit à un meschant homme: « Je sçay que tost ou tard tu en seras puny, mais je crains que je ne le voye pas», et plaignoit les Orchomeniens de ce que la penitence que Lyciscus eut de la trahison contre eux commise venoit en saison qu'il n'y avoit personne de reste de ceux qui en avoient esté interessez et ausquels devoit toucher le plaisir de cette penitence tout ainsin est à plaindre la vengeance, quand celuy envers lequel elle s'employe pert le moyen de la sentir; car comme le vengeur y veut voir pour en tirer du plaisir, il faut que celuy sur lequel il se venge y voye aussi pour en souffrir du desplaisir et de la repentence. Il s'en repentira, disons nous; et pour luy avoir donné d'une pistolade en la teste, estimons nous qu'il s'en repente? Au rebours, si nous nous en prenons garde, nous trouverons qu'il nous faict la mouë en tombant : il ne nous en sçait pas seulement mauvais gré, c'est bien loing de s'en repentir. Nous sommes à coniller, à trotter et à fuir les officiers de la justice qui nous suivent, et luy est en repos. Le tuer

est bon pour éviter l'offence à venir, non pour venger celle qui est faicte. Il est apparent que nous quittons par là et la vraye fin de la vengeance, et le soing de nostre reputation: nous craignons, s'il demeure en vie, qu'il nous recharge d'une pareille. Si nous pensions par vertu estre tousjours maistres de luy et le gourmander à nostre poste, nous serions bien marris qu'il nous eschappast, comme il faict en mourant: nous voulons vaincre, mais lâchement, sans combat et sans hazard.

Nos peres se contentoient de revencher une injure par un démenti, un démenti par un coup de baton, et ainsi par ordre: ils estoient assez valeureux pour ne craindre pas leur ennemy vivant et outragé: nous tremblons de frayeur, tant que nous le voyons en pieds. Et qu'il soit ainsi, nostre belle pratique d'aujourd'huy porte elle pas de poursuyvre à mort aussi bien celuy que nous mesmes avons offencé que celuy qui nous a offencez?

C'est aussi une image de lâcheté qui a introduit en nos combats singuliers cet usage de nous accompaigner de seconds, et tiers, et quarts. C'estoit anciennement des duels, ce sont à cette heure rencontres et batailles. La solitude faisoit peur aux premiers qui l'inventerent, car naturellement quelque compaignie que ce soit apporte confort et soulagement en la crainte. On se servoit anciennement de personnes tierces, pour garder qu'il ne s'y fit desordre et desloyauté; mais depuis qu'on a pris ce train qu'ils s'engagent eux mesmes au combat, quiconque y est convié ne peut honnestement s'y tenir comme spectateur, de peur

qu'on ne luy attribue que ce soit faute ou d'affection ou de courage. Outre l'injustice d'une telle action, et vilanie, d'engager à la protection de vostre honneur autre valeur et force que la vostre, je trouve du desadvantage à un homme de bien et qui pleinement se fie de soy d'aller mesler sa fortune à celle d'un second. Chacun court assez de hazard pour soy, sans le courir encore pour un autre, et a assez à faire à s'asseurer en sa propre vertu pour la deffence de sa vie, sans commettre chose si chere en mains tierces. Car, s'il n'a esté expressement marchandé au contraire, des quatre, c'est une partie liée. Si vostre second est à terre, vous en avez deux sur les bras avec raison; et de dire que c'est supercherie, elle l'est voirement : comme de charger, bien armé, un homme qui n'a qu'un tronçon d'espée, ou, tout sain, un homme qui est desjà fort blessé. Mais si ce sont avantages que vous ayez gaigné en combatant, vous vous en pouvez servir sans reproche: la disparité, et inegalité, ne se poise et considere que de l'estat en quoy se commence la meslée, du reste prenez vous en à la fortune; et quand vous en aurez tout seul trois sur vous, vos deux compaignons s'estant laissez tuer, on ne vous fait non plus de tort que je ferois, à la guerre, de donner un coup d'espée à l'ennemy que je verrois attaché à l'un des nostres de pareil avantage. La nature de la societé porte, où il y a trouppe contre trouppe, comme où nostre duc d'Orleans deffia le roy d'Angleterre Henry cent contre cent, que la multitude de chaque part n'est considerée que pour un homme seul par tout où il y a compaignie, le hazard y est confus et meslé.

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