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leurs de les recueillir pour eux-mêmes, ainsi qu'un érudit qui ne saurait pas que le noyau contient une amande, et de les ranger exactement à leur date. Leur valeur historique importait seule à nos études : nous voulions interroger ceux qui avaient quelque chose à nous apprendre, constater et apprécier l'influence qu'ils ont exercée sur le développement, le caractère et les diverses fortunes de la Comédie. Beaucoup sont de simples détails biographiques : l'imagination les a créés d'un coup de sa baguette et ils ont disparu le lendemain, sans rien laisser après eux que le sillon lumineux d'une étoile qui tombe. D'autres, sans rapport sensible ni dans l'inspiration ni dans les idées, se sont trouvés juxtaposés, on ne sait par quel hasard; leur pays et leur date semblent un mensonge. Il faut encore en ceci penser comme les contemporains et reconnaître humblement que la cause est entendue et qu'on ne déjuge point le succès. Mais malgré ses antinomies apparentes et ses non-valeurs, malgré son flux et son reflux, l'histoire littéraire est une histoire : les idées s'y suivent vraiment, s'enchaînent et succèdent légitimement les unes aux autres. Si libre que soit l'artiste, l'Art n'est point une vaine forme que le hasard imagine et que le caprice façonne à sa guise. Il a ses origines et sa racine dans le passé, sa raison d'être dans le présent, son progrès indépendant du talent qui se met à son service, son but qui fuit toujours et dont il se rapproche sans cesse. Là aussi, comme disait Calderon,

Muera el hombre, viva el nombre.

LIVRE IV

COMÉDIE GRECQUE

CHAPITRE VI

La Comédie nouvelle

Le succès était déjà une séduction dans le cinquième siècle avant l'ère chrétienne, et l'on croyait aussi avoir eu pleine raison de s'être laissé séduire. Tant que les gloires du gouvernement de Périclès éblouirent la Grèce entière et firent accepter aux Alliés, avec une sorte d'orgueil, l'arrogante suprématie d'Athènes (1), la Démocratie put s'y livrer à toutes ses turbulences naturelles et satisfaire ses plus mauvaises passions. Elle sourit aux violences égalitaires de la Comédie, l'encouragea par ses applaudissements à déprécier la politique de ses hommes d'État, et au besoin à calomnier leurs intentions. Mais la catastrophe si imprévue et si désastreuse de l'expédition de Sicile lui apprit enfin que le droit de tout entreprendre n'était pas le pouvoir de tout accomplir, et que les gouvernants étaient aussi les gouvernés. Cherchant à son tour le progrès dans la

(1) Voy. Böckh, Staatshaushaltung der Athener, t. I, p. 430 et suivantes. Dès que la fortune lui devint contraire, les Alliés ces

T. II.

sèrent de se résigner à son empire et voulurent se venger de son arrogance; Thucydide, 1. vIII, ch. 2.

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réaction, elle abdiqua le pouvoir qu'elle se sentait incapable d'exercer, et le remit à cinq mille aristocrates improvisés, que, par une dernière hypocrisie de souveraineté, elle chargea selon l'usage de veiller en son nom au salut de la République. Un de leurs premiers actes fut l'institution d'un Sénat plus aristocratique encore, composé seulement de quatre cents membres investis de plus grands priviléges (1). La Constitution n'était plus qu'un expédient contre les difficultés du moment, trop illogique dans son principe et trop arbitraire dans sa nature, pour se livrer naïvement à l'argumentation passionnée des orateurs de la borne et aux plaisanteries plus subversives encore des politiques du théâtre. On alla, dans ce progrès en arrière, jusqu'à rappeler d'exil Alcibiade, un fanfaron d'aristocratie, qui voulait tout usurper de la tyrannie, même son insolence, et les plus démocrates acclamèrent son retour comme un triomphe pour la liberté (2). Les Lacédémoniens avaient donné un de ces pernicieux exemples, qui trouvent toujours des imitateurs. parmi les mauvais citoyens, et quelquefois parmi les bons: ils avaient appelé le Grand roi à intervenir par la force dans les affaires intérieures de la Grèce (3). Dans l'accablement où les jetait la destruction de leur flotte et des dangers de jour en jour plus menaçants, les Athéniens crurent pouvoir oublier aussi leur mépris traditionnel de l'Étranger et recherchèrent désespérément l'alliance de Tissapherne (4). Ils voulaient bien en avoir le bénéfice, puisqu'il semblait impossible d'échapper autrement à une déchéance définitive, mais ils restaient trop Athéniens pour ne pas être profondément humiliés de pactiser ainsi avec un Barbare, et toute allusion à une politique si honteuse eût provoqué des cris d'indignation contre les infâmes

Thucydide, 1. vIII, ch. 68 et 70.
Cornélius Népos, Alcibiades, ch. vi;

Justin, 1. v, ch. 4.

Thucydide, 1. VIII, ch. 13, 28 et suiv. Plutarque, Alcibiades, ch. xxv; Thucydide, l.vi, ch. 45 et suivants.

gouvernants, qui subissaient lâchement la loi de la nécessité. La Comédie ne pouvait donc plus jouir de ses anciennes franchises l'Archonte n'aurait pas autorisé des attaques qui, en taxant les chefs de l'État de trahison ou d'ineptie, eussent rendu un bon gouvernement de la chose publique encore plus impossible, et les spectateurs se seraient vengės sur la pièce de la maladresse de l'auteur à évoquer, au milieu d'un divertissement, le souvenir des désastres de la Patrie et de l'impuissance où elle était tombée. Bientôt même la défaite d'Égos-Potamos couronna toutes les autres : l'abaissement devint encore plus complet; la ruine, plus profonde. Il fallut livrer la flotte aux Lacédémoniens comme une prise de guerre, raser les fortifications de la ville au son des instruments, et un despotisme à trente têtes fut intronisé sur les décombres de la République (1). Cette tyrannie de par l'Étranger dut se montrer à l'endroit de la Comédie plus systématiquement malveillante, et encore plus rigoureuse. Le pouvoir des Trente était la servitude du Peuple, et il ne s'était pas même fait légitimer pour la forme, par ce prétendu verdict de la souveraineté populaire, si facile à escamoter quand on sait effrayer les intérêts et compromettre les lâchetés. Institués par un vainqueur insolent comme un monument vivant des hontes de la Patrie, les Trente prirent fatalement, ainsi que tous les tyrans sans raison d'être et sans intelligence, leur point d'appui dans le silence public, et se persuadèrent que, pour être acceptés par tous, il suffisait de ne permettre à personne de motiver son désaveu et d'exprimer sa haine.

Bientôt, il est vrai, la restauration de la démocratie fut heureusement accomplie par les bannis; mais si l'on peut toujours se débarrasser d'un tyran par un coup de main, un peuple ne

(1) Voy. Xénophon, Historiae graecae l. 11, ch. 2 et 3.

devient libre par la grâce de personne. Il lui faut engager luimême sa volonté dans la lutte, une volonté active et résolue, qui sache conquérir, à la sueur de son front, ce qu'on lui dénie et même ce qu'on lui octroie. La République restituée par Thrasibule avait beau s'inspirer des traditions et prétendre continuer le passé, ce n'était plus l'ancienne république d'Athènes. Aucune restriction nouvelle n'y réglementait la liberté, la démocratie pouvait y fonctionner avec la même passion et s'y livrer aux mêmes agitations; de plus glorieux jours ne semblaient pas absolument impossibles, et l'on était déjà parvenu à ressaisir une certaine domination maritime; mais le peuple avait encore plus souffert dans sa vanité que dans ses intérêts, et il garda rancune à l'État de sa défaite. On n'avait levé pendant longtemps les troupes que pour une campagne, quelquefois même pour une rapide expédition ou un coup de main ; mais il avait fallu, pendant la guerre du Péloponèse, entreprendre et soutenir de longs siéges. L'Athénien aimait ses habitudes, et plus encore ses plaisirs; il avait été jusqu'alors heureux de ses droits de citoyen et fier de ses prérogatives; il aimait à choisir ses magistrats, à voter ses lois, même quand il ne les votait pas, à fonctionner dans les Pompes et à se regarder passer, à savoir exactement tout ce qui se disait et ne se disait pas; enfin il voulait s'atteler lui-même au coche de la République, tirer, pousser et souffler en personne. Malgré son courage naturel, il était donc peu porté à sacrifier le citoyen au soldat, et quand vinrent les revers et les désastres, quand il ne put plus s'associer avec la même confiance aux entreprises du Gouvernement, il compta avec son patriotisme et se fit remplacer dans l'armée par des mercenaires. La conduite et le sort des galères ellesmêmes, la plus sûre défense de l'État dans les jours de danger et sa fortune dans les autres, furent abandonnés à des matelots étrangers. A l'esprit politique, si actif jadis et si enthousiaste, se

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