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le naufrage, jouent au monarque et au ministre, tout aussi bien que leurs maîtres? Orateurs diffus, égoïstes politiques, bonhomie niaise des théoristes, sagacité immorale des gens d'État; la pratique heureuse des spéculations de Machiavel, l'impuissance des gens de bien, la bassesse d'un peuple imbécile, réprésenté par Caliban, qui ne fait, lui, des révolutions que pour boire du meilleur et « baiser les pieds d'un nouveau maître tout y est; et, pour achever le chefd'œuvre, tant de profondeur et de raison se cache sous une profusion de richesses poétiques, de scènes comiques, naïves, magiques, burlesques, qui ne laissent apercevoir que l'enveloppe brillante de ces grandes moralités.

La fertilité d'invention et l'éclat de poésie qui distinguent Shakspeare sont faciles à apprécier; ce que nous réclamons en sa faveur, c'est le privilége de la plus haute, de la plus puissante raison. Et peut-être, dans la situation actuelle des esprits, n'est-il pas inutile d'étudier, sous ce rapport, ses œuvres admirables; de prouver que ses créations les plus vaporeuses sont régies par une force secrète de vérité et de bon sens. De tels

travaux, exécutés par des mains habiles, tendraient à détruire enfin ces distinctions de sectes et de partis littéraires, qui affligent tous les bons esprits, à ramener insensiblement les masses vers un éclectisme raisonné, vers un sanctuaire commun où tous les instructeurs des nations aient leur place et leur culte; où Shakspeare ait son trône, et Racine le sien; où Dante apparaisse ; où Sophocle brille éternellement de l'éclat de son génie si touchant et si pur; d'où l'on ne bannisse que le faux, le maniéré, le servile. Sans doute, appeler ce moment de tous ses vœux, ce n'est plaire à aucun parti; mais il y a une espèce de courage intellectuel à conserver sa conscience de penseur intact et sans tache; il est peut-être temps que les hommes de sens se liguent contre ce fanatisme aveugle qui gâte les meilleures causes, comme l'élève du sorcier abusait d'un excellent talisman; contre l'habitude malheureuse de se prosterner devant une idole unique; contre l'oubli de la vérité pure, de la raison consciencieuse; contre le besoin d'accepter un vasselage hellénique ou germanique. Une intelligence, même médiocre, doublera sa puissance, si, au lieu de

s'enchaîner à des maîtres, elle se consulte, elle s'interroge, elle se comprend elle-même. Peutêtre l'époque est-elle venue de réclamer le développement spontané des idées de chacun dans leur individualité propre, développement qui concourt plus qu'on ne pense au bonheur et à la puissance morale des nations. Si j'avais le secret de ces paroles vives, hardies et éloquentes qui entraînent les hommes, et si notre siècle n'avait pas beaucoup d'autres affaires importantes, j'en userais pour le convoquer à la destruction de toutes les folles nuances de l'esclavage intellectuel, à la consécration de cette liberté qui affermit toutes les libertés et détruit toutes les servitudes, la liberté de l'esprit.

§ II. HAMLET.-MACBETH. PÉRICLÈS, ROI DE TYR.

LE CONTE D'HIVER.

La Tempête et le Rêve de la mi-août sont de tous les ouvrages de Shakspeare les seuls où il se soit livré sans réserve anx illusions de la féerie. Nous avons essayé de soumettre ces symboles ca

pricieux d'une pensée profonde à une analyse non grammaticale et pédantesque, ou mystique et subtile, mais simple, sévère et consciencieuse, Nous y avons vu la raison du poète, raison assez puissante pour se jouer de ses propres trésors, se cacher sous des arabesques étincelantes de couleurs variées, et composées du mélange de toutes les formes poétiques. Pour le vulgaire, c'est une fantasmagorie sans but. Ainsi, quand la fée Morgane, si célèbre en Italie, suspend au sein des airs ses palais de pourpre et de nacre, le peuple n'y voit qu'un miracle fugitif, et ne comprend pas sur quelles lois de la nature repose le phénomène qu'il admiré.

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Les êtres surnaturels qui peuplent ces deux ouvrages sont légers et de nature inconstante; la terreur ne les suit pas, et Caliban lui-même est un objet de mépris plutôt que d'effroi. Quand Shakspeare veut employer comme ressort tragique l'intervention des esprits et des ombres, il a soin de ne pas affaiblir, en la prodiguant, l'impression qu'il veut produire. Alors le monde surnaturel se laisse à peine entrevoir; perspective lointaine, obscure, menaçante, qui projette sur la vie réelle

des clartés effrayantes et passagères. Le spectre d'Hamlet n'a besoin que de deux scènes pour verser l'épouvante dans toute la tragédie. Ce que le poète veut peindre, c'est la mortelle incertitude du jeune prince, sa longue et amère méditation sur la vie et le trépas, sur la destination de l'homme, sur la vertu et le vice. Pour porter le trouble dans cette âme rêveuse, dans cet esprit mélancolique, l'ombre d'un père assassiné est sortie du tombeau. Dès lors Hamlet ne vit plus sur la terre. Associé aux secrets d'un autre univers par cette apparition qui s'est emparée de toute sa pensée, il se sent enchaîné parmi les vivans. Le désir de venger son père, la terreur que lui inspire l'abîme inconnu où il veut s'élancer, le retiennent encore, et il demeure comme suspendu sur un gouffre entre les deux mondes.

Tel se montre Hamlet pendant tout le cours du drame. Il rêve, il vit avec les ombres; toute son âme est avec son père assassiné. Quand les ridicules de Polonius, ses formules de courtisan, ses axiomes niais, son affectation de gravité et d'élégance; quand l'hypocrite bonté du roi et les remords de la reine viennent réveiller Hamlet, et

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