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Silvestre reconnaît qu'il reçut le baptême in extremis des mains d'Eusèbe de Nicomédie. Mais telle est aussi la conclusion qu'ont adoptée Tillemont et les critiques des XVIIe et XVIIIe siècles, « cédant, dit dom Guéranger, à des préjugés et à des antipathies de secte ». L'abbé de Solesmes ne pouvait donc manquer de combattre cette opinion gallicane et janséniste. Sans apporter aucun élément nouveau d'information, voici comment il s'exprime :

« Outre l'ancienneté de la possession, la tradition romaine se recommande encore à un autre titre à la considération des catholiques. Cette tradition se trouve consignée au bréviaire romain. Deux fois l'année, le 9 novembre et le 31 décembre, elle se rencontre dans le livre officiel de la prière; et, quoique les traditions de cette nature ne soient pas du genre de celles sur lesquelles l'Église exerce son privilège d'infaillibilité, il ne doit pas être indifférent aux enfants de l'Église de voir signaler comme une fable un récit qui leur est proposé comme certain par une autorité aussi respectable. Ils ont le droit et le devoir de demander compte aux frondeurs des raisons de leur dédain, et de ne céder qu'après avoir épuisé tous les moyens de défense. C'est ici une question d'honneur; et c'est parce que, pour ma part, je la considère comme telle, que je me permets de demander raison à M. de Broglie du ton dégagé avec lequel il s'en explique (1) ».

Le respect de l'autorité liturgique apparaît donc comme le motif de cette polémique. Mais, si les légendaires eux-mêmes reconnaissent que les tradi

(1) L'Univers du 5 avril 1857, article reproduit dans les Essais sur le Naturalisme contemporain, p. 229 et suiv.

tions de cette nature n'engagent en rien l'infaillibilité de l'Église, il n'est pas difficile de leur prouver - et ils l'ont avoué- qu'elles n'ont rien à voir avec l'honneur et la conscience des fidèles (1). On peut justement se servir pour cette démonstration des fameuses leçons du 9 novembre et du 31 décembre.

(1)« Le respect qui s'attache à tout ce qui a été cru pendant plusieurs siècles incline naturellement les esprits à ne pas accepter sans défiance les arguments que la science oppose aux anciennes croyances. Cette résistance n'est pas aussi déraisonnable qu'on serait tenté de le croire car, si la critique historique a ses règles certaines, elle a plus d'un côté vulnérable dans ses applications accessoires. Voilà pourquoi le Saint-Siège maintient, dans le bréviaire romain et dans les légendes liturgiques approuvées, un si grand nombre de faits contestés ou même rejetés par la science. » Dom Chamard, Revue du Monde catholique, 15 janvier 1883, p. 237.

L'argument liturgique est si peu décisif que dom Piolin l'abandonna lui-même dans la question d'Anaclet, en disant : « Ce troisième successeur de saint Pierre a gouverné deux fois l'église romaine, de l'an 49 environ à l'an 60 ou 61, durant le voyage du prince des apôtres en Orient, et de l'an 91 à l'année 100, comme pape » Hist. pop. de saint Julien, p. 12. Dom Piolin admet cette chronologie papale: Lin, 67-78; Anaclet, 78-91; Clément, 91-100; il sacrifie donc saint Clet, auquel l'Église pourtant fait une fête. Quant à dom Guéranger, sur la fin de sa vie, il s'est exprimé ainsi : « Je n'ai pas fait cette sottise de vouloir tout défendre et de dire qu'il n'y a pas de fautes dans le Bréviaire Romain. Il n'est pas étonnant qu'il y en ait quand on pense qu'il a été arrangé avant la critique et avant les travaux de Baronius. Benoit XIV dit qu'on peut toujours en attaquer les légendes au point de vue de la critique, cela est laissé aux savants. Il ne faut donc pas se scandaliser de voir attribuer à un fait une date antérieure ou postérieure à celle qui est assignée. L'Église la laisse cependant au bréviaire; elle ne peut pas remuer à chaque instant le monde pour donner une nouvelle édition à mesure que la critique fait des progrès. » Dom Guéranger, Conférence spirituelle (inédite) du 26 mai 1873, sur la date du martyre de sainte Cécile.

A propos de la question du baptême de Constantin, dom Pitra ne craint point de qualifier le récit d'Eusèbe « d'audacieux mensonge ». Pour lui, il propose à l'examen l'opinion que Constantin aurait été baptisé deux fois à Rome, par saint Sylvestre; à Nicomédie, par les Ariens. Cf. L'Ami de la Religion, numéro du 1er janvier 1850.

En 1883, Léon XIII a corrigé la légende de saint Silvestre (31 décembre) en en retranchant le récit de l'apparition des apôtres Pierre et Paul et en rendant toute spirituelle la lèpre dont l'empereur était déclaré malade. D'autres corrections ne restentelles pas encore possibles? Le fait du baptême par Silvestre est respecté, mais n'est-ce pas avec cette précaution significative : « uti vetus Ecclesiæ Romana refert traditio»? Par ailleurs, en corrigeant la légende du 31 décembre, Léon XIII n'a point touché à celle du 9 novembre (fête de la dédicace de la Basilique du Sauveur), où la lèpre reste physique. Quelle est donc l'autorité de ce récit désormais pour un traditionniste, et d'après lui de quelle maladie l'empereur était-il atteint? Cet exemple ne prouve-t-il pas d'une manière éclatante que Rome n'impose pas la croyance des traditions historiques, qu'elle ne dédaigne pas de les corriger, mais sans vouloir prendre la peine de le faire continuellement, même pour mettre ses textes d'accord?

L'argumentation de dom Guéranger parut invincible à tous les légendaires. Leurs survivants tiennent encore pour la tradition romaine. Les historiens les plus graves et de fervents catholiques ont eu beau établir d'une manière irréfutable que Constantin a été baptisé à la fin de sa vie, un Bollandiste (1) a eu beau dire que tel était l'enseignement donné au collège de la Propagande et au Séminaire Pontifical, imprimé dans des éditions publiées à Rome et revêtues de l'approbation du Maître du Sacré

(1) Le père Ch. de Smedt, S. J., Principes de la Critique histo- · que, p. 138, note 1, 1883.

Palais, les traditionnistes, émus par l'autorité du martyrologe et du bréviaire, regardent cette certitude comme une grave erreur. Quand l'annotateur du Liber Pontificalis traita scientifiquement la question, en 1888, il se trouva un contradicteur. Ni la correction de l'office du 31 décembre ni le sentiment des bollandistes n'avaient ébranlé dom Chamard, paraît-il. Pour lui, la question semblait n'avoir pas fait un pas depuis 1857. Il écrivit tout simplement au milieu d'une violente mercuriale contre le nouveau critique : « Nous ne discuterons pas la question du baptême de Constantin à Rome. Nous renvoyons le lecteur à la dissertation publiée sur ce sujet par notre vénéré père dom Guéranger, d'abord dans l'Univers, puis dans son ouvrage intitulé « Essais sur le naturalisme contemporain, » en 1858, volume in-8, pages 226-274. Nous ne pourrions pas mieux dire (1) ».

Admirable effet de l'esprit de corps qui ne laisse pas la moindre place pour un doute apparent! Quand dom Chamard exprimera publiquement une conviction si inébranlable et une confiance si absolue, il aura convenu dans la paix de sa cellule que sa certitude était subjective et qu'il lui était impossible d'en fournir la démonstration (2).

(1) L'Univers, jeudi 13 septembre 1888.

(2) En 1883, une commission cardinalice romaine résolut de faire composer une histoire apologétique de l'Eglise. Le cardinal Pitra indiqua dom Chamard pour traiter la question de la conversion de Constantin, << à condition, écrit-il, qu'il adoptera la tradition du bréviaire, de Solesmes et du grand abbé, et qu'il défendra sa thèse contre de Broglie, Duchesne et Duruy, etc. ». Dom Chamard répondit qu'il avait sur ce point « un jugement personnel » qu'il ne pourrait démontrer d'une façon péremptoire que par des documents nouveaux qu'il n'espérait pas trouver.

IV

Pendant que se constituait un véritable parti en faveur de l'origine apostolique des Églises de la Gaule, personne n'eut l'idée de rechercher la genèse de cette levée de boucliers dans l'évolution générale de la pensée théologique. Personne ne se donna la peine de démêler et d'établir l'enchaînement des préjugés et des préventions qui constituaient le système. En mettant tout simplement de côté la Dissertation de l'abbé Arbellot, l'Académie montrait qu'elle avait pénétré l'affaire. Mais il eût fallu motiver l'arrêt, convaincre de leur tort les démolisseurs de l'édifice de saine critique et de raison historique que les derniers siècles nous avaient légué ». Froissés de ce dédain, les légendaires le présentèrent comme un effet d'injustes préjugés, et ils continuèrent leur œuvre.

Les académies régionales, sociétés d'admiration mutuelle où la critique n'est pas toujours en honneur, regardaient la nouvelle école avec une curiosité sympathique, avec le sentiment qu'elle allait leur fournir une matière intéressante à dissertations et peut-être donner une gloire inconnue aux origines diocésaines. Les érudits de province qui manifestaient de la défiance ne se sentaient encore guère préparés à dire leur mot. L'un des premiers prêts fut M. d'Ozouville.

D'une famille de fervents catholiques et gendre d'un prélat il avait épousé la fille de M. de Hercé, maire de Laval, qui fut plus tard évêque de

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