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LETTRES

DE SÉNÈQUE A LUCILIUS

XCI

SUR L'INCENDIE de Lyon: RÉFLEXIONS SUR L'INSTABILITÉ DES CHOSES HUMAINES ET SUR LA MORT.

Notre ami Libéralis est bien triste aujourd'hui, il vient d'apprendre qu'un horrible incendie a consumé entièrement la colonie de Lyon. Cet événement est fait pour toucher tout le monde, à plus forte raison un homme si fort attaché à son pays; aussi, ne peut-il retrouver cette force d'âme, qu'il s'était appliqué à opposer aux malheurs qui peuvent nous frapper dans cette vie. Cette affreuse catastrophe est tellement imprévue, tellement inouïe, que je ne suis pas étonné qu'il fût sans appréhension, puisque le fait était sans exemple: on a bien vu des villes ravagées par des incendies, mais on n'en a pas vu d'anéanties.

XCI

DE INCENDIO LUGDUNI : INDE DE RERUM HUMANARUM INCONSTANTIA NEC NON DE MORTE COGITATIONES.

Liberalis noster nunc tristis est, nuntiato incendio, quo Lugdunensis colonia exusta est. Movere hic casus quemlibet posset, nedum hominem patriæ suæ amantissimum. Quæ res effecit, ut firmitatem animi sui quærat; quam videlice ad ea, quæ timeri posse putabat, exercuit. Hoc vero tam inopinatum malum, et pæne inauditum, non miror si sine metu fuit, quum esset sine exemplo: multas enim civitates incendium vexavit, nullam abstulit.

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Lorsqu'une main ennemie lance le feu sur nos habitations, la flamme s'éteint en beaucoup d'endroits, et, quoique souvent excitée, rarement elle dévore tout au point de ne rien laisser au fer destructeur. Les tremblements de terre sont rarement assez violents, assez terribles, pour renverser des villes de fond en comble: enfin, jamais un incendie ne s'est propagé avec assez de fureur, pour qu'un nouvel incendie n'ait plus rien trouvé à dévorer.

Tant de magnifiques ouvrages qui auraient pu servir à orner tant de villes, une seule nuit les a réduits en cendres: et au sein d'une paix profonde, nous avons été témoins d'un désastre qu'au milieu même de la guerre on n'aurait pu craindre. Qui le croira? dans le silence des armes, quand le monde entier jouit d'une sécurité profonde, une ville que dans la Gaule on montrait avec admiration, a pu être anéantie tout à coup. Souvent la fortune nous avertit des maux qu'elle nous prépare; ordinairement il faut du temps pour détruire ce que le temps a élevé: mais ici, il n'y a eu qu'une nuit d'intervalle entre une ville immense et des ruines. Elle a péri en moins de temps que je n'en mets à vous raconter sa perte. Voilà ce qui affecte notre cher Libéralis, pour lui-même inébranlable aux coups de la fortune : il a été frappé, et ce n'est pas sans motif; car un malheur inattendu est plus poignant, sa nouveauté nous accable, et la surprise, chez nous autres mortels, ajoute à la douleur.

C'est pourquoi rien ne doit être imprévu pour nous. Il faut que notre âme aille au-devant de tous les maux ; qu'elle prévoie ceux qui nous arrivent, comme ceux qui peuvent nous

Non etiam ubi hostili manu in tecta ignis immissus est, multis locis defecit; et, quamvis subinde excitetur, raro tamen sic cuncta depascitur, ut nihil ferro relinquat. Terrarum quoque vix unquam tam gravis et perniciosus fuit motus, ut tota oppida everteret. Nunquam denique tam infestum ulli exarsit incendium, ut nihil alteri superesset incendio.

Tot pulcherrima opera, quæ singula illustrare urbes singulas possent, una nox stravit et in tanta pace, quantum ne bello quidem timeri potest, accidit. Quis hoc credat? ubique armis quiescentibus, quum toto orbe terrarum diffusa securitas sit, Lugdunum, quod ostendebatur in Gallia, quæritur! Omnibus fortuna, quos publice afflixit, quod passuri erant timere permisit; nulla res magna non aliquod habuit ruinæ suæ spatium; in hac, una nox interfuit inter urbem maximam, et nullam. Denique diutius illam tibi perisse, quam periit, narro. Hæc omnia Liberalis nostri affectum inclinant, dum adversus sua firmum et erectum. Nec sine causa concussus est: inexspectata plus aggravant; novitas adjicit calamitatibus pondus : nec quisquam mortalium non magis, quod etiam miratus est, doluit.

Ideo nihil nobis improvisum esse debet. In omnia præmittendus est animus, cogitandumque, non quidquid solet, sed quidquid potest fieri. Quid enim est,

arriver. En cffet, lorsque la fortune le veut, il n'est point de bonheur qui lui résiste ; plus il jette d'éclat, plus elle s'y attache, et le renverse avec violence. Qu'y a-t-il de pénible, d'impossible à la fortune? Elle ne suit pas toujours la même route, elle ne nous fait pas sentir toute sa puissance à la fois: tantôt ce sont nos mains qu'elle dirige contre nous-mêmes; tantôt, contente de ses propres forces, elle invente des dangers où elle nous précipite; tous les temps lui sont bons, et c'est souvent au sein des plaisirs que nos douleurs prennent naissance. Au milieu de la paix, nous voyons surgir la guerre, et les ressources sur lesquelles nous comptions se changent en sujets de crainte. Nos amis deviennent nos ennemis; nos alliés, nos adversaires. C'est dans le calme de l'été que s'élèvent soudainement des tempêtes plus terribles que celles de l'hiver. Sans guerre, nous souffrons tous les maux qu'elle entraîne ; et si les autres causes de destruction manquaient, trop de bonheur les appellerait bientôt sur nous.

La maladie se jette sur l'homme le plus tempérant, la phthisie sur l'homme le plus vigoureux; le châtiment menace les plus innocents, et l'agitation de l'âme tourmente les hommes les plus retirés. La fortune choisit toujours quelque événement nouveau, pour rappeler sa puissance à qui pourrait l'avoir oubliée. Un seul jour suffit pour disperser, pour anéantir tout ce que bien des années, bien des travaux, avec l'aide de la Divinité, ont pu amasser : c'est assigner un terme trop long à la rapidité du mal, que de dire: Il faut un jour pour détruire des empires; il ne faut qu'une heure, qu'un moment! Ce serait une grande consolation pour notre faiblesse, si tout ce qui existe mettait autant de temps à périr qu'à croître ; mais non, l'accroissement est lent, la déstruction rapide.

quod non fortuna, quum voluit, ex florentissimo detrahat? quod non eo magis aggrediatur et quatiat, quo speciosius fulget? Quid illi arduum, quidve difficile est? Non una via semper, ne tota quidem, incurrit. Modo nostras in nos manus advocat; modo, suis contenta viribus, invenit pericula sine auctore. Nullum tempus exceptum est; in ipsis voluptatibus causæ doloris oriuntur. Bellum in media pace consurgit, et auxilia securitatis in metum transeunt; ex amico inimicus, hostis ex socio. In subitas tempestates, hibernisque majores, agitur æstiva tranquillitas. Sine hoste patimur hostilia; et cladis causas, si alia deficiunt, nimia sibi felicitas invenit.

Invadit temperantissimos morbus, validissimos phthisis, innocentissimos pœna, secretissimos tumultus. Eligit aliquid novi casus, per quod velut oblitis vires suas ingerat. Quidquid longa series multis laboribus, multa deum indulgentia, struxit, id unus dies spargit ac dissipat. Longam moram dedit malis properantibus, qui diem dixit: hora, momentumque temporis, evertendis imperiis suffecere! Esset aliquod imbecillitatis nostræ solatium rerumque nostrarum, si tam tarde perirent cuncta, quam fiunt; nunc incrementa lente exeunt, festinatur in damnum.

Intérêts publics, intérêts privés, et en particulier, comme en public, rien n'est stable hommes, villes, ont la même destinée. La terreur existe au sein de la plus grande tranquillité; rien ne nous montre d'où doit venir le mal; il apparaît là où on l'attendait le moins. Des Etats qui ont résisté aux guerres étrangères et intestines s'écroulent sans rien qui les ébranle. Quelle ville a su conserver sa prospérité ?

Réfléchissons donc à tous les malheurs qui peuvent arriver, et fortifions-y notre âme. Pensons à l'exil, aux tortures, aux guerres, aux maladies, aux naufrages. Un événement peut nous enlever à notre patrie, ou nous enlever notre patrie; nous jeter dans la retraite ; et où nous voyons la foule se presser, peut-être, plus tard, il n'y aura qu'un désert. Parcourons des yeux toute la vie humaine ; et pressentons, non-seulement ce qui arrive fréquemment, mais encore tout ce qui peut arriver, si nous ne voulons pas être surpris par des malheurs, qui, quoique fort rares, n'ont pourtant rien d'extraordinaire ! Il faut considérer la fortune sous toutes ses faces. Combien de villes d'Asie et d'Achaïe renversées par un seul tremblement de terre! combien de villes de la Syrie et de la Macédoine n'ont-elles pas été anéanties! combien de fois l'ile de Chypre n'a-t-elle pas été ravagée par le même fléau ! combien de fois Paphos n'a-t-elle pas été bouleversée! On nous a souvent annoncé la destruction de villes entières, et nous, qui apprenons de pareilles calamités, que sommes-nous dans l'univers ?

Raidissons-nous donc contre les coups du sort; et, quelque malheur qui arrive, sachons bien que la renommée le grandit toujours. La flamme a détruit entièrement une ville opulente

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Nihil privatim, nihil publice stabile est; tam hominum, quam urbium, fata volvuntur. Inter placidissima terror exsistit; nihilque extra tumultuantibus causis, mala, unde minime exspectabantur, erumpunt. Quæ domesticis bellis steterant regna, quæ externis, impellente nullo ruunt. Quotaquæque felicitatem civitas pertulit?

Cogitanda ergo sunt omnia, et animus adversus ea, quæ possunt evenire, firmandus. Exsilia, tormenta, bella, morbos, naufragia meditare! Potest te patriæ, potest patriam tibi casus eripere; potest te in solitudinem abjicere; potest hoc ipsum, in quo turba suffocatur, fieri solitudo. Tota ante oculos sortis humanæ conditio ponatur; nec, quantum frequenter evenit, sed quantum plurimum potest evenire, præsumamus animo, si nolumus opprimi, nec ullis inusitatis velut novis obstupefieri. In plenum cogitanda fortuna est: quoties Asiæ, quoties Achaiæ urbes uno tremore ceciderunt! quot oppida in Syria ! quot in Macedonia devorata sunt! Cyprum quoties vastavit hæc clades! quoties in se Paphus corruit! Frequenter nobis nuntiati sunt totarum urbium interitus; et nos, inter quos frequenter ista nuntiantur, quota pars omnium sumus?

Consurgamus itaque adversus fortuita; et, quidquid inciderit, sciamus non esse tam magnum, quam rumore jactetur. Civitas arsit opulenta, ornamentumque

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