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CHANT III.

Il n'est point de serpent, ni de monstre odieux,1
Qui, par l'art imité, ne puisse plaire aux yeux :2
D'un pinceau délicat l'artifice agréable3
Du plus affreux objet fait un objet aimable.
Ainsi, pour nous charmer, la Tragédie en pleurs
D'OEdipe tout sanglant fit parler les douleurs, 4
D'Oreste parricide exprima les alarmes,

Et, pour nous divertir, nous arracha des larmes.5

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1 Liberté que je ne puis souffrir, de faire commencer ce chant par deux rimes masculines, le précédent finissant par deux semblables rimes. La même irrégularité est dans le 1er et le 2o chant. C'est à mon sens une grande négligence, si ce n'est pas une faute. Brienne.

2 Vers 1 et 2. Boileau disait que l'imitation ne doit pas être entière, parce qu'une ressemblance trop parfaite inspirerait autant d'horreur que l'original.

Brossette.

Boileau a puisé ces beaux vers dans Aristote (Poét., chap. iv). Voltaire, Dict. phil., mot Aristote. Ils ont été ainsi imités par Dorat (Déclamation, cité par Clément, Obs., 401):

Tel objet est choquant dans la réalité,
Qui plaît au spectateur s'il est bien imité.

3 Très bien. Brienne.

Sophocle. Boil,, 1713.

5 Vers 8. Divertir signifie ici donner à l'âme une distraction puissante qui l'arrache agréablement à elle-même... Cette remarque judicieuse de M. Amar est approuvée par M. Daunou, qui ajoute avec raison, que tel était le sens primitif de divertir... Féraud dit en effet que divertir appliqué aux personnes, signifiait distraire.

Vers 5 et 8. Pleurs n'est point ici synonyme de larmes. La joie comme la douleur fait couler des larmes ; les pleurs sont toujours marqués par quelque

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Vous donc, qui d'un beau feu pour le théâtre épris, Venez en vers pompeux y disputer le prix, Voulez-vous sur la scène étaler des ouvrages. Où tout Paris en foule apporte ses suffrages, 1 Et qui, toujours plus beaux, plus ils sont regardés, 2 Soient au bout de vingt ans encor redemandés? 3 Que dans tous vos discours la passion émue Aille chercher le cœur, l'échauffe et le remue. Si d'un beau mouvement l'agréable fureur Souvent ne nous remplit d'une douce « terreur, Ou n'excite en notre âme une « pitié» charmante, 5

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chose de lugubre, par une émotion violente... Ils renchérissent en quelque sorte sur les larmes ; ils vous donnent l'air sombre, farouche, désolé. Roubaud, III, 28.

Vers 1 à 8. Vers admirables. Clairfons, p. 27.

I

1 Admirable ! Brienne.

2 Regardés est impropre ; on ne dit pas regarder, mais voir une tragédie, une comédie, etc. Saint-Marc; Féraud; Nasse; Lévizac.

3 Horace, Art poét., v. 190:

Fabula quæ posci vult et spectata reponi.

Vers 9 à 14. Voltaire ( Mélang. littér., Utile examen de Rousseau) s'écrie au sujet de ces vers : Quelle simplicité et quelle élégance!

Imitat. de B.. Clément, sat. v, v. 265.

Et qui, de la nature en tous temps avoués,
Chez nos derniers neveux seront encor loués ?

Horace, liv. II, ép. 1, v. 211.

Mecum qui pectus. . . . . angit

Irritat, mulcet, falsis terroribus implet.

5 Edit. de 1674 à 1713. Terreur et pitié y sont en italiques.

Vers 17 à 19. Ces trois épithètes, agréable, douce, charmante, n'ont pas été accumulées sans dessein par le grand législateur de la poésie, qui avait parfaitement compris ce que devait être l'effet véritablement dramatique. Elles indiquent assez clairement que la terreur et la pitié doivent avoir leur douceur et leur charme, et que quand nous nous rassemblons au théâ

En vain vous étalez une scène savante:
Vos froids raisonnemens ne feront1 qu'attiédir
Un spectateur toujours paresseux d'applaudir,
Et qui, des vains efforts de votre rhétorique
Justement fatigué, s'endort, ou vous critique. 3
Le secret est d'abord de plaire et de toucher : 4
Inventez des ressorts qui puissent m'attacher. 5

Que dès les premiers vers l'action préparée
Sans peine du sujet aplanisse l'entrée.
Je me ris d'un acteur" qui, lent à s'exprimer,

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tre, les impressions même qui nous font le plus de mal doivent pourtant nous faire plaisir, parce que sans cela il n'y aurait aucune différence entre la réalité et l'illusion. La Harpe, Lycée, IX, 304.

1 F. N. R. Texte de 1674 à 1713, et non pas ne FONT. Cette faute, qui réduit le vers à onze syllabes, a été commise deux fois par Batteux (École milit., part. v, p. 217, et part. vi, p. 42 ).

2 Césure critiquée. Voy. la note du vers 37.

5 Justement fatigué et huit vers plus bas, me fait une fatigue..... Répétitions. Desmarets, 88; Pradon, 93.

Vers 21. à 24. Critique d'Othon de Corneille. Boloana, p. 132. 4 Dorat (Déclamation, cité par Clément) a dit':

.........

C'est là qu'il faut chercher

Le secret de nous plaire et l'art de nous toucher.

Ce dernier vers est pris à Boileau ; excepté l'art de toucher. C'est le secret du génie et de la nature; mais ce n'est point un art. Clément, Obs., 345.

5 Que ceux qui travaillent pour la scène tragique aient toujours ce précepte gravé dans leur mémoire... Voltaire, Commentaire sur Pompée, act. iv, Sc. 4, vers 1er.

6 V. E. Texte de 1674 à 1713 (trente quatre éditions, dont douze originales), et non pas m'aplanisse, comme dans quelques éditions, telles que 1809 et 1825, Dau.; 1821, 1824 et 1828, Am.; 1826, Mar.; 1829, B. ch... M. de S.-S. avait cependant, dès 1823, indiqué cette faute.

7 F. N. R. Texte de 1674 à 1713, et de Dumonteil, Souchay (1740) et Saint-Marc... Brossette, in-4° et in-12, a mis d'un auteur, et cette leçon a été adoptée dans plus de quarante éditions, telles que 1717, Vest. et Mort. ; 1721, Vest. et Br.; 1735, 1745, 1750, 1752, 1757, 1766, 1767, 1768,

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De ce qu'il veut, d'abord ne sait pas m'informer,
Et qui, débrouillant mal une pénible intrigue,
D'un divertissement me fait une fatigue.
J'aimerais mieux encor qu'il déclinât son nom,2
Et dît: Je suis Oreste, ou bien Agamemnon,
Que d'aller, par un tas3 de confuses merveilles
Sans rien dire à l'esprit, étourdir les oreilles : 4
Le sujet n'est jamais assez tôt expliqué.

Que le lieu de la scène y soit fixe et marqué."
Un rimeur, sans péril, delà les Pyrénées,
Sur la scène en un jour renferme des années..
Là souvent le héros d'uu spectacle grossier,"

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1770, 1772, 1775, 1780, 1782, 1789, 1793, 1803, 1804 et 1818, P.; 1749, A.; 1769, 1772 et 1789, Lon.; 1777, Cas. et Éc. milit.; 1781, Did.; 1782, Gen. et Avr.; 1804 et 1805, Ly.; 1810, Caill.; 1812, Tu.; 1816, Av.; 1822 et 1824, Jeun.; 1826, Dub...

1 Fatigue, et au vers 24, fatigué... Voy. note de ce vers.

Cette façon de parler me fait une fatigue, pour dire me fatigue, ne vaut rien. Desmarets, 88. Saint-Marc la condamne aussi comme n'étant pas usitée; on dit faire un travail, faire une peine, et non pas faire une fatigue. Le Brun n'est pas du même avis. Me fait une fatigue, dit-il, est très rapide et heureusement dévoré.

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Il y a de pareils exemples dans Euripide. Boil., 1713.

3 Césure critiquée... (Voy. la note du vers 37).

4 Vers 29 à 36. Critique du début de Cinna, suivant Brossette; mais Voltaire (Lett. à Thiriot, du 18 mars 1738) et La Harpe (Lyc., IV, 315) soutiennent qu'il s'agit du début d'Héraclius.

5 Vers 22, 35, 37. Un spectateur toujours; Et d'aller par un tas; Le sujet n'est jamais; un critique qui reprend tout le monde devrait être plus exact, et ne pas faire de si méchantes césures. Pradon, R., 93; Desmarets, 88. 6 Vers 37 et 38... Deux préceptes admirablement rendus dans deux vers. Le Brun.

7 On dit le héros d'une pièce, d'une tragédie, mais non pas le héros d'un spectacle. On dit bien le héros d'une fête, mais on désigne alors celui à qui on la donne. Desmarets, 89; Pradon, R., 93. Peut-être que Boileau a voulu employer le mot spectacle pour appliquer sa critique à tous les genres de

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Enfant au premier acte, est barbon au dernier.
Mais nous, que la raison à ses règles engage,
Nous voulons qu'avec art l'action se ménage;

Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul fait1 accompli 45
Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli.2

Jamais au spectateur n'offrez rien d'incroyable: Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable. *

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drames usités en Espagne, et où l'on remarque, sans exception, les mêmes fautes.

Le mot grossier est une épithète bien grossière pour spectacle...; il est d'ailleurs trop grossier pour être répété si souvent, car on le trouve encore aux vers 61 et 83. Desmarets, 89.

1 Un fait seul... faute de l'édition de 1713.

2 Deux vers admirables...! On y voit l'unité de lieu prescrite à l'égal de l'unité de temps et d'action; règle nouvelle que les anciens ne nous avaient point imposée, qu'ils n'ont pas observée inviolablement, et dont il est, je crois, permis de s'écarter comme eux, lorsque le sujet le demande. Marmontel, Encycl., mot poétique... La première règle dramatique dont l'influence est si grande sur toutes les parties du poème et sur son ensemble, est celle des trois unités, développée avec tant de profondeur par Corneille, et exprimée avec autant de précision que de justesse dans les deux vers de Boileau. DuboisFontanelle, II, 342. Ces deux vers sont d'une précision élégante, et tout le monde les sait par cœur. M. Andrieux, Revue encycl., XXII, 369 (article où il explique la règle des unités et les modifications raisonnables dont elle est susceptible).

3 Horace, Art poét., v. 338.

Ficta voluptatis causa sint proxima veris.

4 Observation fine et judicieuse; on ne pouvait l'énoncer ni plus simplement ni mieux. Le Brun.-Vers devenu maxime. Voltaire (il est cité à tome I, Essai, no 109).

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Corneille n'admet pas cette maxime. Lorsque, dit-il, en s'appuyant ́sur l'autorité d'Aristote, « lorsque les choses sont vraies, il ne faut point se mettre en peine de la vraisemblance ». IIo Disc. sur la tragédie. Mais il faudrait alors supposer, ce me semble, que la plupart des spectateurs connaissent cette vérité, et en sont en quelque sorte pénétrés, autrement ils la relégueront parmi les fables, ce sera pour eux une merveille absurde, dont ils ne seront point émus (vers 49 et 50). Aussi un critique judicieux (M. Amar) attribue-t-il

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