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PREMIÈRE LEÇON

Les Romains gens positifs et pratiques

Les Romains, omnium utilitatum rapacissimi gens positifs, ils recherchent le solide comme les Grecs le brillant, ainsi qu'il paraît dans les noms de leurs capitales, dans leurs formules de politesse, dans le souci de la santé ou de la beauté, dans l'intelligence, l'estime et le culte des beaux-arts, dans leur manière de compter les années, dans les surnoms et les récompenses des généraux vainqueurs. L'homo frugi et le xadoxάyatos; l'homo nequam. L'idée de calcul dans les mots les plus usuels de la langue latine, putare, ratio; la pratique et le goût du calcul; le Rat des champs d'Horace. Oportet habere. Sanctissima divitiarum Majestas. Les Romains, gens d'action, comme les Grecs sont gens d'esprit et de science. Olebant laborem, virum. Negotium romanum; græcum otium. Inertia, desidia. Virtus, fortitudo, gravitas. Caton, type du vieux Romain.

MESSIEURS,

Nous abordons aujourd'hui l'objet propre de notre étude, qui est la connaissance de l'âme même des Latins, des Romains. Cette âme romaine, nous devons, permettez-moi ce latinisme, l'exprimer des œuvres qu'elle a inspirées. C'est le plus sûr ou plutôt le seul moyen de la saisir toute vive. Mais, si nous voulons avoir une vue

très nette de son caractère, si nous voulons bien connaître non seulement les qualités qui lui ont été départies par Dieu, mais aussi celles qui lui ont été refusées, nous procéderons encore par comparaison et nous opposerons les Romains aux Grecs. Entre les deux races, les différences ne sont pas moins grandes ni moins sensibles qu'entre les deux pays et les deux capitales.

Pline l'Ancien, dans son Histoire naturelle, xxv, 2, au moment où il va s'occuper de la vertu des plantes utiles et médicinales, s'étonne que ses compatriotes n'en aient presque pas parlé avant lui, « eux, dit-il, pourtant si prompts à mettre la main sur tout ce qui peut leur servir, « omnium utilitatum et virtutum rapacissimi! » En toute chose les Romains voient d'abord l'utile. L'utile, chez eux, est l'objet de tous les conseils, le but de toutes les actions. Ainsi dit Tacite, au chapitre cinquième du Dialogue des orateurs :

Ad utilitatem vitæ omnia consilia factaque dirigenda sunt.

Une pareille conception de la vie, Messieurs, met entre les Romains et les Grecs une très grande différence, disons mieux, établit un vrai contraste. En effet, si les Romains sont des gens positifs et toujours près de leurs intérêts, les Grecs sont des artistes, amis de l'idéal avant tout, et ils recherchent le beau, qui charme, comme les Romains poursuivent l'utile, qui rapporte. Aussi aux uns appartiennent presque exclusivement les qualités brillantes, aux autres les qualités solides. Cela paraît en tout. Voyez plutôt.

Athènes a reçu son nom d'àvž, sa protectrice, d'Aonvã, qui, du moins à l'époque classique, est principalement honorée comme la déesse des sciences et des beaux-arts. Rome, elle, est la ville de l'actif et belliqueux Mars,

LEUR CAPITALE, LEURS FORMULES DE POLITESSE 41

<< magnam Mavortis ad Urbem », comme dit Virgile, Énéide, vi, 873, et son nom profane, Roma, Póun, est synonyme de force, comme aussi Valentia, son nom secret, celui que l'on ne prononçait que sous peine de mort (Pline, Histoire naturelle, 1, 9) 1. Même, si on en croit Aulu-Gelle (Nuits Attiques, XIII, 22) et Plaute (Le Bourru, 11, 6), les Romains auraient, à leur divin fondateur et père, donné pour compagne et épouse Neria ou Neriene, - féminin de Nero, qui, en langue sabine, signifie l'audace et la vaillance.

Quand ils se saluent, les Grecs, habitués au sourire de

1 Festus, au mot Roma, cite toutes les étymologies données sur ce nom et qui le font dériver, soit d'un certain Rhomus, qui aurait été ou bien un fils de Jupiter, ou bien un compagnon d'Enée, ou son fils, ou son arrière-petit-fils, ou un autre de ses descendants; - soit d'une certaine Rhoma, petite-fille d'Enée, ou femme de Latinus, un des fugitifs de Troie, ou vieille fille, virgo tempestiva, sur les conseils de laquelle les captives des Achéens jetés sur les côtes d'Italie à leur retour de Troie, auraient incendié leur flotte; soit de Romulus et de Rémus, ainsi appelés parce qu'ils l'emportaient en force sur les enfants du même âge :

Certabant urbem Romam Remamne vocarent,

comme dit Ennius, Annales, 1, 99, cité dans le De divinatione, 1, 48, auquel cas Roma serait une corruption de Rema ou une abréviation de Romula, et alors, ou bien ce serait le temps qui aurait remplacé le nom primitif Romula par Roma, ou bien ce serait Romulus lui-même qui aurait écarté le diminutif Romula, afin de présager à sa ville un domaine et un empire plus étendus. Cicéron, avec raison, n'en cherche pas si long, quand, au De republica, 11, 7, il dit, du reste, en toute vraisemblance :

Romulus urbem constituit, quam e suo nomine Romam jussit nominari.

Cependant Festus cite encore une opinion d'après laquelle certains Grecs, établis en Italie, ayant été soumis au terrible Cacus et à un gouvernement tout fondé sur la force physique, appelèrent le mont Palatin, où ils se fixèrent en plus grand nombre, du nom de Valentia, en raison de la force même de leur chef. Et, lorsque Evandre ou Enée arrivèrent plus tard en Italie, leurs compagnons, qui pour la plupart parlaient le grec, auraient traduit en cette langue Valentia et en auraient fait Pun, Roma. C'est sans doute alors que Valentia serait devenu le nom secret, ineffable, de Rome, dont nous parlent Pline l'Ancien et Verrius. Verrius prétend même avoir trouvé dans les livres sacrés la raison pour laquelle on taisait le véritable nom de cette ville..

la nature, gens heureux de vivre, se souhaitent mutuellement la joie : « Χαῖρε, ἀντιχαῖρε », s'ils s'abordent ; « Xaipsey, artixaipe», s'ils s'écrivent. Les Romains, toujours tendus vers l'action, l'action utile, se souhaitent la santé, la force nécessaire pour agir : « Salve, vale », de vive voix, et, dans leur correspondance: «Si vales, bene est, ego quoque valeo; si vales, gaudeo; Cicero Attico salutem, multam salutem, plurimam salutem ». Lucien eut un jour la distraction de dire à un Grec d'importance : « Ÿyiacs », au lieu de « Xaīpɛ ». C'était une faute telle qu'il crut devoir présenter ses excuses dans une petite pièce publique, ὑπὲρ τοῦ ἐν τῇ προσαγορεύσει πταίσματος.

A Rome, quand le censeur passe en revue les citoyens, il est heureux de pouvoir mettre en tête de sa liste un Salvius, un Valerius. Venant de salvere, de valere, ces noms sont d'un bon augure. Plaute, dans ses prologues, ne manque pas d'invoquer la déesse Salus en faveur des spectateurs de ses pièces. Elle est, en effet, ce qu'il y a de meilleur pour les hommes.

Quid est homini Salute melius?

dit-il dans l'Asinaire, III, 3.

Le Grec veut d'abord être beau. Alcibiade, chez son oncle Périclès, se livrait à l'étude des sciences et des arts libéraux. Pour lui faire connaître un art fort en honneur, Périclès appela près d'Alcibiade le célèbre joueur de flûte Antigénidas. Alcibiade prit donc la flûte, l'approcha de ses lèvres et souffla. Mais, pendant qu'il prenait sa leçon, il observa que cet exercice pouvait compromettre la grâce de son visage. Aussitôt, tout honteux, il jeta l'instrument à terre et le brisa. L'aventure fit du bruit et, malgré la mode, tous les Athéniens abandon

1 Xaips est, en effet, beaucoup plus usité que poσo..

AUX GRECS LE BEAU, AUX ROMAINS L'UTILE 43 nèrent la flûte, comme l'avait fait le bel Alcibiade. C'est du moins ce que racontent Pamphile, en son vingt-neuvième Commentaire, et Aulu-Gelle, en ses Nuits Attiques,

XV, 17.

D'un Grec, on veut d'abord savoir s'il est beau. Dans le palais d'Alcinoüs, Ulysse tient ses auditeurs sous le charme de ses récits. La reine Arété demande aux Phéaciens ce qu'ils pensent de l'étranger, de sa beauté et de sa taille d'abord, de son intelligence ensuite.

Φαίηκες, πῶς ἔμμιν ἀνὴρ ὅδε φαίνεται εἶναι

εἶδός τε μέγεθός τε ἰδὲ φρένας ἔνδον εἴσας;
(Odyssée, x1, 336-337.)

Pour le Grec, la beauté est le principal élément de la perfection humaine, même chez l'homme. La beauté le rapproche des dieux. La belle Nausicaa paraît aux yeux d'Ulysse. Ulysse croit voir Diane, la fille du grand Jupiter, « εἶδός τε μέγεθός τε φυήν τε » (Odyssée, VI, 152).

On sait qu'Homère prête aux Troyens tous les sentiments des Grecs. Hélène s'avance vers la porte Scée. Les chefs des Troyens, qui la voient du haut de la tour, lui pardonnent volontiers, alors, tous les maux dont sa beauté est la cause. Pourquoi? Parce que, disent-ils, elle ressemble terriblement aux déesses immortelles :

Αἰνῶς ἀθανάτησι θεῖς εἰς ὦπα ἔοικεν.

(Iliade, III, 158 1.)

Un Romain, Messieurs, n'eût jamais eu la crainte

1 Il faut lire le commentaire de Quintilien, dans son Institution oratoire, vi, 4 :

Non putant indignum Trojani principes Graios Trojanosque, propter Helenæ speciem, tot mala tanto temporis spatio sustinere. Quænam igitur illa forma credenda est! Non enin hoc dicit Paris, qui rapuit; non aliquis juvenis, aut unus e vulgo, sed senes et prudentissimi et Priamo assidentes; verum et ipse rex, decenni bello exhaustus, amissis tot liberis, imminente summo discrimine, cui faciem illam, ex qua tot lacrymarum origo fluxisset, invisam atque abominandam esse oportebat, et audit hæc, et eam, filiam appellans, juxta se locat, et excusat etiam, atque sibi esse malorum causam negat.

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