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seconde observation, dans un ordre tout autre que les Grecs. Les Grecs ont suivi l'ordre de la nature, et nous voyons se produire successivement chez eux la poésie lyrique, non l'ode savante et artificielle, mais l'ode inspirée, c'est-à-dire la véritable ode, la poésie épique, la tragédie et la comédie et, sous divers noms, les variétés de la poésie didactique. « En Grèce, comme l'observe Patin dans ses Études sur la poésie latine, t. I, p. 9, les diverses genres de poésie se sont produits tour à tour, en leur rang, en leur place, à l'époque où les appelaient les besoins de la société et les dispositions des esprits. » Chez les Latins ce fut un ordre tout différent, ou plutôt il n'y eut point d'ordre; ce fut la confusion, résultat des caprices de poètes imitateurs qui, selon leur goût tout personnel, en dehors des besoins ou des tendances de la société contemporaine, s'exercèrent d'abord dans l'épopée et le drame, négligèrent longtemps la poésie lyrique et, prenant à rebours les diverses variétés de la poésie didactique, imitèrent premièrement les poèmes descriptifs d'Aratus, ensuite les poèmes philosophiques d'Empedocle et, enfin, les poèmes gnomiques d'Hésiode.

De plus, et c'est la troisième observation que je vous prie de faire avec moi, tandis que chez les Grecs le même poète ne cultive habituellement qu'un genre, Homère l'épopée, Hésiode le poème didactique, Sophocle la tragédie, Aristophane la comédie, chez les Latins, au contraire, le même poète, cédant plus au besoin d'imiter qu'à l'instinct intérieur de la vocation ou aux invitations des contemporains, exerce tour à tour son activité sur les genres les plus différents de caractère, de forme ou de date. Livius Andronicus traduit l'Odyssée et compose des tragédies; Nævius écrit des tragédies, des comédies et un poème héroïque; Ennius se fait poète épique, tra

ORIGINALITÉ GRECQUE, IMITATION LATINE

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gique, comique, didactique ; à une exception près, Attius fait comme Ennius; Horace joint le didactique au lyrique et Virgile l'épique au didactique.

J'ajoute une quatrième et dernière observation que Patin fait dans ses Études sur la poésie latine, t. I, pp. 18-20: « La poésie grecque, originale, primitive, empruntée directement, immédiatement à la nature ellemême, avait dû à cette origine une vivacité, une vérité d'accent que l'on sent bien, mais qu'on ne peut définir, et qu'on s'accorde assez généralement à désigner par le mot de naïveté. La poésie grecque avait donc été essentiellement naïve. Or, ce caractère, elle ne pouvait le transmettre à la poésie latine; car il n'est pas de ceux qui s'imitent, qui se traduisent; il faudrait pour cela un calcul, un effort qui la détruirait infailliblement. La naïveté n'existe précisément qu'à la condition de s'ignorer : qu'elle ait conscience d'elle-même, et elle s'altère, elle périt. En outre, comment la naïveté, qui est, pour les nations comme pour les individus, une qualité de jeunesse et même d'enfance, aurait-elle pu convenir à la maturité de Rome, qui, au début de son premier poète, en 240, comptait déjà cinq siècles de vie militaire et politique, de Rome qui connaissait l'éloquence et avait goûté de la philosophie. Il arriva donc naturellement que la poésie, en passant de la Grèce à Rome, changea quelque peu de caractère; qu'elle devint plus réfléchie, plus sérieuse, plus grave. La poésie grecque avait été en général simple, aisée, familière; la poésie latine fut de préférence polie, élégante et noble. »

Messieurs, la preuve est faite. Les Romains, nés avant tout pour la vie des champs, des camps et du forum, n'ont point été comblés des faveurs des Muses comme les Grecs, qui furent des artistes et des poètes.

HUITIÈME LEÇON

L'influence du caractère romain sur la prose des Latins, sur leur philosophie, sur leur histoire, sur leur éloquence.

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Les philosophes grecs mal vus à Rome. Philosophantur Romani, sed paucis. Leur philosophie est surtout morale et utilitaire, au profit de l'auteur et de ses concitoyens, comme celle de Cicéron; au profit de l'auteur et de ses amis, comme celle de Sénèque. L'otium sapientis; ce qu'en pensent Sénèque et Cicéron. L'histoire, genre très romain, gardienne du mos majorum, appui de la république, et magistra vitæ. Les historiens romains sont eux aussi des moralistes. Idée incomplète qu'ils se sont faite de l'histoire. L'éloquence grecque et latine, d'après Virgile et Cicéron. Les dispositions que l'éloquence trouve chez les Romains, l'idée qu'ils s'en font, la gloire qu'elle leur apporte, les services qu'elle leur rend. Nombreux préceptes de Cicéron et de Quintilien.

MESSIEURS,

Quelque place, quelque succès qu'aient pu avoir à Rome la tragédie, la comédie, la satire et le poème didactique, il est néanmoins évident que l'originalité des Romains n'a pas été dans la poésie. Elle a été dans la prose. Leur énergie, leur gravité, leur sens pratique, toutes leurs qualités, plus solides que brillantes, devaient trouver leur expression naturelle dans la prose, c'est-àdire dans la philosophie, dans l'histoire, dans l'éloquence.

Je dis d'abord dans la philosophie. Cette affirmation vous étonne. En effet, de tous les savants grecs, les philosophes furent longtemps les plus mal reçus à Rome. Je n'ignore pas, Messieurs, l'accueil fait en 154 aux trois députés d'Athènes, au stoïcien Diogène, au péripatéticien Critolaüs, à l'académicien Carnéade. Certainement, comme le dit Catulus à Antoine, dans le De oratore, II, 37, Scipion l'Africain, Lélius, Furius, et tous les principaux citoyens furent heureux de connaître les trois philosophes les plus illustres de la Grèce, et ils prirent grand plaisir à les entendre. Mais l'opinion générale n'était pas avec les savants romains; elle était avec Caton, qui disait : «< Donnons à ces gens ce qu'ils demandent et renvoyons-les chez eux ». Ils demandaient, ces gens, la remise des cinq cents talents auxquels le sénat romain avait condamné les Athéniens, pour avoir pillé la ville d'Orope. L'amende fut réduite à cent talents et les philosophes grecs renvoyés chez eux. Déjà, quelques années auparavant, en 161, le préteur Pomponius avait dû chasser les philosophes de Rome, et, dit Aulu-Gelle, Nuits Attiques, XV, II, « ce ne fut pas seulement dans ces temps, dont l'extrême rudesse n'avait pas été polie par les arts de la Grèce, que les philosophes furent expulsés ; sous l'empereur Domitien, ils furent encore bannis par un sénatus-consulte. Rome et l'Italie leur furent interdites; si bien que le philosophe Epictète, atteint par le sénatus-consulte, dut se retirer de Rome à Nicopolis Ainsi Rome n'aimait pas les philosophes de la Grèce.

Mais pourquoi donc cette antipathie? Parce que ces philosophes de la Grèce n'avaient pas su empêcher la ruine de leur pays; parce qu'ils n'avaient pas su faire leur propre fortune; parce que leur art était tout en paroles, nullement en action.

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