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DÉDICACE.

A L'AUTEUR DE TERRE ET CIEL.

Cher ami, tu me permettras de comparer ton beau livre au chant du rossignol. Tu sais que les Anglais appellent le Rossignol le chanteur de la nuit, Nightingale. Les Grecs le nommaient Philomèle, le mélodieux; mot plus doux peut-être, mais moins significatif. Car la suavité de son chant est remarquable sans doute, mais l'instinct spécial qui le porte à chanter la nuit, comme s'il célébrait les étoiles, l'est encore davantage. Les autres oiseaux (je ne parle pas du hibou) fêtent l'astre du jour. As-tu jamais écouté le concert qu'ils font tous à l'envi, au moment où le soleil s'apprête à déserter l'horizon?

A Boussac, j'étais assourdi par une multitude de moineaux abrités dans le toit de notre imprimerie. Ils com

mençaient environ une demi-heure avant le coucher du soleil, et cessaient juste au moment où son disque achevait de disparaître : c'était comme le coup de canon que j'entends ici, tous les soirs, tirer du rivage pour annoncer la fin du jour. Bien que leur ramage m'impatientât quelquefois, j'étais touché de cette sorte de culte religieux rendu par ces petits êtres à la Lumière et à l'astre qui la manifeste. Ces moineaux me rappelaient la belle prière des Brahmes au Soleil, au Soleil à la fois visible et invisible, esprit et matière.

La prière des moineaux finie, une autre commençait, mais après un intervalle, quand la nuit était descendue, quand les étoiles brillaient, et que la lune s'insinuait doucement dans le feuillage des grands peupliers qui se balançaient sur notre cabane. C'était alors le tour de Philomèle, de Nightingale, l'orgueilleuse et la solitaire. La scène apparemment lui paraissait digne d'elle; la voix des autres était captive dans leurs gosiers, sa voix en aurait plus d'éclat; et, après avoir préludé, elle se livrait à ce chant mélancolique que les poètes ont toujours aimé, depuis Virgile jusqu'à Châteaubriand.

Ainsi as-tu fait, toi, mon cher Reynaud, toi le chantre de la vie future dans les étoiles.

A la suite de l'astronomie, de la chimie, de la physiologie, de la géologie, et de toutes les sciences qui ont pris le pas sur la philosophie et sur la théologie, les hommes de notre temps, qui se croient si éclairés, sont arrivés à une nuit noire.... la nuit, la grande nuit, comme disait Goëthe en mourant. Ils ne connaissent plus que le car

bone, l'hydrogène, l'oxygène, et l'azote. Leurs oracles s'écrient: « Nous sommes de l'air condensé. >> Qu'ont-ils donc découvert au fond de toute leur science? La nuit.

Alors tu t'es tourné vers les étoiles, tu as essayé de prendre une route métaphysique au moyen du télescope.

Combien de fois, dans notre jeunesse, quand nous voyagions ensemble, t'ai-je vu, non sans de fraternelles sollicitudes, m'échapper pour gravir les plus âpres sommets! Te souvient-il de ce rocher abrupte en face du pont de Valence où tu effrayas les bergers?.... Te souvient-il de la Reuss?.... Ah! que souvent ta vaillance m'a fait frémir, moi que la nature avait fait beaucoup moins ingambe et plus circonspect! Ce n'est pas non plus sans crainte que je t'ai considéré tentant d'escalader le ciel de la Vie à la façon des géants de la Fable. L'Antiquité avait placé au firmament le vaisseau Argo et ses héros navigateurs; tu as voulu naviguer avec eux. Tu as érigé je ne sais quelle échelle fantastique (bien différente assurément de celle que Jacob vit dans son rêve), sur les rais de laquelle chacun, suivant sa force et sa dextérité individuelle, s'élancerait de planète en planète, de soleil en soleil.

Longtemps nous discutâmes ensemble sur cette grave question de la vie future. Je n'ai pas pu te persuader, et tu n'as pas pu me convaincre. Nous avions vécu des années entières dans une si parfaite communion, que nous fùmes étonnés de notre divergence sur ce point capital de la religion, divergence qui en implique une égale sur le point capital de la philosophie, la vie en elle

même, et sur toutes les conséquences qui dérivent des

principes.

Il fallut donc renoncer à ce commerce habituel d'idées et de travaux qui avait fait notre force et notre bonheur. Combien cette séparation fut douloureuse!

Mais nous n'avons pas cessé de nous aimer, et nous nous en donnons encore des preuves mutuelles. Je n'ai pu, après une longue interruption, revenir dans ces derniers temps au travail intellectuel, que parce que toi et quelques autres amis m'avez aidé à supporter les difficultés matérielles de l'existence.

J'examine, au moins indirectement, dans ce Livre, le fondement de tes opinions. Il est donc naturel que je t'en fassé hommage. Ce n'est pas, Dieu en est témoin, un orgueilleux qui vient à toi d'un air de triomphe et parce qu'il se croit vainqueur. Non, c'est toujours ton frère, ton ami, qui converse avec toi encore une fois avant de mourir. Mourir! permets-moi d'ajouter, contre ton sentiment, pour renaître un jour avec toi sur la terre et dans l'Humanité.

Jersey, 1857.

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