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Or, si Homère n'avait pas cru à une autre sorte d'inspiration que les Muses, qui évidemment sont pour lui, de même que ses dieux en général, des fictions, des fables, Homère serait ce que je vous dis là, un menteur, un hypocrite, et, qui plus est, un insensé. Homère serait le poète du Père Le Bossu. Or je ne veux pas qu'il en soit ainsi.

Mais c'est tout l'Art Grec à vous expliquer et à faire sortir des nébulosités philosophiques des deux ou trois cents dissertations que nous avons le bonheur de posséder sur le génie d'Homère.

J'ai trop de choses sur les bras en ce moment, vous le sentez, pour entreprendre pareil travail; nous verrons plus tard. Pour le quart d'heure suivons notre propos.

Je vous disais donc que les anciens n'ont jamais fait de Préface, et je vous citais Homère. Homère rapporte ses. chants à qui vous voudrez, mais il ne les dirige par vers la Postérité.

CHAPITRE VII.

VIRGILE A PENSÉ A LUI EN COMMENÇANT L'ÉNÉIde,
ET N'A PAS SONGÉ A SON LECTEUR.

Vous m'objecterez peut-être qu'Homère ne pouvait pas penser à ses lecteurs, attendu que l'écriture n'était pas connue en Grèce de son temps; vous ajouterez même qu'Homère n'écrivit jamais ses poèmes.

C'est l'opinion de Wolff, ce n'est pas celle de tout le monde.

Mais Wolff aurait raison sur ce point comme il a tort, cela ne ferait pas qu'Homère, sans connaître l'écriture,

n'eût pas pu songer à ceux qui entendraient réciter ses vers. Qui l'empêchait, je vous le demande, d'ajouter à son Invocation une petite Préface que les Rhapsodes auraient apprise par cœur et débitée comme le reste?

Mais songez donc, d'ailleurs, qu'il ne s'agit pas d'Homère tout seul, mais de tous les poëtes qui ont marché sur ses traces. L'écriture était connue du temps de ces poëtes, si elle ne l'était pas du temps d'Homère.

Laissons Homère, et prenons Virgile.

Virgile n'a pas plus pensé à la Postérité qu'Homère. On trouve, il est vrai, en tête de l'Enéide, quatre vers d'introduction qui pourraient, à première vue, passer pour une Préface. Mais que disent ces vers? Que l'ouvrage qu'on va lire est de l'auteur des Bucoliques et des Géorgiques, lequel est capable de prendre tous les tons, puisque, après avoir fait des pastorales, il va chanter les horreurs de la guerre at nunc horrentia Martis.... (1).

Que faut-il en conclure? Que Virgile, le sensible Virgile, le presque Chrétien Virgile, a beaucoup songé à lui en commençant à chanter, mais n'a pas songé à son Lecteur.

(1) Ces vers ne se lisent pas dans tous les manuscrits. On ne les trouve pas notamment dans les Médicis. Cela a suffi pour les faire rejeter par un certain nombre de commentateurs. Mais Scaliger proteste, et avec raison. Auguste avait chargé Varus et Tucca de donner une édition corrigée de l'Enéide. Ils ne devaient rien ajouter, pas une syllabe. Ils trouvèrent bon de retrancher ces quatre vers, sous prétexte que Virgile n'avait pas besoin de se nommer, et que personne ne penserait à lui enlever l'honneur d'avoir fait l'Enéide. Ils trouvaient aussi que le poème commençait d'une façon plus épique par Arma virumque cano. C'est ce que raconte un vieux commentaire attribué, à tort ou à raison, à Donat, un grammairien du quatrième siècle, qui fut un des précepteurs de saint Jérôme.

CHAPITRE VIII.

IL EN EST DES HISTORIENS ET DES PHILOSOPHES COMME DES POÈTES, SOUS CE RAPPORT DE L'OUBLI COMPLET DU LECTEUR.

Il en est des historiens comme des poètes.

Hérodote commence ainsi sa Clio: « Voici l'histoire qu'Hérodote d'Halicarnasse a mise en lumière, afin que « le temps n'ensevelisse pas dans l'oubli les actions des «< hommes, etc. » C'est-à-dire qu'il pense à lui et à son pays, dont il joint le nom au sien; il pense aussi à ceux dont il va sauver les actions de l'oubli. Mais le Lecteur n'existe pas pour lui; il n'y a aucune communion entre Hérodote d'Halicarnasse et celui qui le lira. Il ne songeait pas plus à nous qu'aux poissons de l'Océan; il n'avait pas l'idée du Genre Humain: son Genre Humain, c'était la grande assemblée des Jeux Olympiques, qui applaudit son livre.

Thucydide a imité le début d'Hérodote : « Thucydide, « Athénien, a écrit la guerre des Péloponésiens et des « Athéniens, etc. »>

Tacite n'est pas moins sec dans ses exordes: Annales, Histoires, Vie d'Agricola, tous ses ouvrages commencent par l'énonciation pure et simple du sujet.

Enfin, il en est de même des philosophes, sous ce rapport de l'oubli complet du Lecteur.

Aristote ouvre ses livres comme un géomètre, par des définitions, ou par un premier théorème; Platon comme un artiste, par un paysage, par une fête, par une mise en scène.

CHAPITRE IX.

L'ANCIEN ET LE MODERNE.

Vous le voyez, il y a deux hommes, l'Ancien et le Moderne, et entre eux le Rubicon: Hic sistito, vexillum sinito, arma deponito, comme portait l'inscription qui séparait l'Italie de la Gaule.

Il y a deux hommes. L'un, celui qui ne communie pas, l'Ancien, dit: « Cette pensée que j'ai est à moi », à moins qu'il ne dise, comme Homère: « Cette pensée m'est inspirée, il y a un dieu qui chante en moi. »

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L'autre, celui qui communie, le Moderne, dit : « Cette « pensée n'est pas à moi seul; elle est au Verbe qui m'inspire, elle est à la Vérité qui m'éclaire; et elle me sera «< commune avec celui qui, éclairé comme moi par la « Vérité, la partagera avec moi, et en jouira malgré le « temps et l'espace. »

Quelle différence entre ces deux directions de l'intelligence! Il y a, je vous le répète encore, tout un monde de différence.

CHAPITRE X.

HORACE N'A PAS ÉCRIT A LA POSTÉRITÉ.

Je renouvelle mon défi, Lecteur, nommez-moi un ancien, un seul, qui ait songé à son Lecteur.

Tenez! Horace est un type parfait pour décider la question. Horace peut, dans cet examen, suppléer à tous les écrivains de l'antiquité.

En effet, personne de plus aimable que lui, et de plus sociable. Il est tellement sociable, qu'il ne pense pour ainsi dire qu'en société. Quelque sujet qu'il traite, il lui faut toujours un vis-à-vis. L'allocution est sa forme; et il s'est servi invariablement de cette forme dans tous les genres qu'il a traités, dans l'Ode et dans la Satire, comme dans l'Epître. S'il ne peut pas supposer un interlocuteur réel, il s'adressera à un objet insensible. Il fera une ode à sa Lyre, ou gourmandera l'Arbre qui a failli l'écraser. Il dicte l'Art Poétique, et c'est une épître aux Pisons. Quel homme épistolaire! Il a écrit des lettres à tous ses contemporains, depuis les plus puissants, comme Auguste et Mécène, ou les meilleurs, comme Virgile et Florus, jusqu'aux plus obscurs, par exemple son régisseur, ad villicum suum. Il s'écrit même à lui Horace, en écrivant à son livre, ad librum suum : c'est sa vingtième épître, et elle est charmante. Mais il n'a pas écrit à la Postérité !

CHAPITRE XI.

L'EXEGI MONUMENTUM.

Horace! me direz-vous; eh! vous oubliez donc son Exegi monumentum? ne parle-t-il pas de la Postérité dans cette pièce? ne semble-t-il pas la remercier gracieusement de son immortalité :

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Ah! vous me fournissez vous-même l'argument final que je cherchais.

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