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il s'est isolé volontairement, et semble dire: Qu'est-ce que tout cela auprès de ce que firent mes pères ? Si l'on veut comprendre ce qu'était ce peuple au seizième siècle, il faut transformer l'orgueil apathique où il languit aujourd'hui en un sentiment exalté de sa force (1). La puissante impulsion qu'il eut alors venait de loin. Dès le huitième siècle, quelques hardis compagnons vont cacher dans les retraites inaccessibles des montagnes le dépôt de la foi et de l'indépendance. Pendant sept cents ans ils soutiennent contre les Arabes, contre l'Infidèle, une lutte opiniâtre. Commencée avec Pélage, continuée par le Cid, cette longue croisade se termine en 1492, sous Ferdinand et Isabelle, par la prise de Grenade et l'expulsion définitive des Mores. Vingt-quatre ans après, l'Espagne ne forme plus qu'un seul État (1516). L'année même où tombe le dernier rempart des Mores, Christophe Colomb découvre l'Amérique. Un grand homme concentre dans ses mains toutes les énergies d'un peuple ardent et enivré de sa force. Charles-Quint, empereur d'Allemagne, souverain de la Hongrie et de la Bohême, convoitant et arrachant l'Italie à la France, pesant sur les Pays-Bas, expédiant dans les deux Amériques ces hardis aventuriers qui vont conquérir le Mexique et le Pérou, semble tout près de réaliser ce rêve gigantesque de la domination universelle. Le soleil ne se couche pas dans ses États.

(1) Écrit au mois de juin avant le réveil de la nation. Puisse la liberté refaire d'elle, non ce qu'elle a été, mais ce que doit être tout peuple moderne !

Mais cette puissance énorme est mise au service d'une chimère grandiose. L'empereur puissant et son fils Philippe II non-seulement rêvent la domination universelle, mais ils prétendent aussi imposer au monde l'unité religieuse. Ils poursuivent dans leurs États, dans les royaumes voisins, l'extinction de l'hérésie; ils prétendent la détruire en Allemagne d'abord, où elle a pris naissance; aux Pays-Bas, où elle entretient la résistance héroïque des gueux; en France, où la politique espagnole songe à profiter des désordres de la Ligue pour imposer au pays un roi étranger; en Angleterre enfin, où règne Élisabeth, la fille hérétique de Henri VIII.

Telle est la situation politique de ce peuple au seizième siècle. Il n'y a là, on le voit, rien de vulgaire et de médiocre, mais plutôt je ne sais quoi d'excessif et de démesuré. La jactance castillane est à son aise dans ces cadres immenses qu'elle prétend agrandir encore. « Je suis celui que je suis,» dit l'Espagnol. En lui réside une parcelle de la grandeur de l'empire. Il le parcourt en tous sens; il va des Pays-Bas en Italie, d'Italie en Angleterre, toujours en quête d'aventures, mais les voulant grandioses, splendides. Avec cinq cents compagnons, Cortez va conquérir le Mexique. Les trésors du nouveau monde, entassés sur les vaisseaux, jettent l'éblouissement et allument toutes les convoitises. La vie calme, le travail régulier, sont devenus choses impossibles pour ces hommes qui se sentent tous les égaux des Cortez et des Pizarre. Et, d'ailleurs, le travail est marqué de roture; le noble ne travaille

pas, et en Espagne tout le monde est noble. Les voilà donc lancés sur le monde, au nord, au midi, dans toutes les directions, à la fois aventuriers et missionnaires, pillant et convertissant, prétendant imposer à tous les peuples et leur joug et leur foi. Tout Espagnol est soldat, prêtre, inquisiteur, et bourreau au besoin.

Ses mœurs ne sont pas moins extraordinaires. Au fond, ce n'est pas une race d'Occident que cette race au teint basané, aux allures indolentes, à la fois paresseuse et violente. Pendant ce long duel avec les Arabes et les Mores, les combattants se sont rapprochés plus d'une fois; à la faveur des trêves, ils ont échangé plus d'une idée, plus d'un sentiment. Cette civilisation arabe, si délicate, si raffinée, si éclatante, elle a ébloui les yeux de ces montagnards asturiens. Les chants, les poëmes gracieux ou terribles des Arabes, ont été une douce musique à l'oreille des hommes de Castille et d'Aragon. Cette fleur de galanterie, qui n'a pas encore perdu son parfum dans les vieilles romances moresques, ils la respirèrent avec délices, et elle prit naissance sans peine sur leur sol. Les Orientaux seuls ont su donner à lcur langage ces couleurs brillantes qui sont l'enchantement des yeux, avec je ne sais quoi de languissant où la pensée s'oublie. Rien ne suffit à ces imaginations qui se jouent sans cesse autour des objets, les dessinent, les enjolivent de mille arabesques. Seulement, sous ces fleurs capricieuses et prodiguées d'une façon folle, sous ces langueurs d'une galanterie raffinée, on voit luire. l'éclair terrible de la passion jalouse, on sent le froid du glaive. L'amour, chez eux, est souvent un jeu d'es

prit et une maladie de l'âme. Ils semblent en quête de riches métaphores, d'ingénieuses comparaisons, de rapprochements subtils; on dirait qu'ils bercent leur nonchalance d'un chant capricieux: au fond, c'est un sérieux redoutable; la susceptibilité ombrageuse veille toujours, l'honneur inquiet cherche sa proie.

Réunissez tous ces traits indiqués rapidement, reconstruisez la physionomie du peuple espagnol tel vous le retrouverez dans sa littérature et surtout dans son théâtre, expression vivante du génie de la nation.

Il veut d'abord et avant tout être lui-même, ne devoir rien à personne. Ses poëtes le sentent bien, et se conforment à son goût. Voici comment s'exprime Lope de Véga, dans son Nouvel Art dramatique, petite préface ironique et hautaine jetée dédaigneusement en pâture à la critique des pédants.

<< Lorsque j'ai à écrire une comédie, j'enferme toutes « les règles sous de triples verroux; j'éloigne de mon << cabinet Plaute et Térence, de peur d'entendre leurs «< cris... Et j'écris alors suivant l'art qu'ont inventé « ceux qui ont voulu obtenir les applaudissements de « la foule. Après tout, comme c'est le public qui paye, « il est juste qu'on le serve à son goût. »>

Eh bien! que lui donnera-t-on à ce public exigeant?

Les anciens avaient soigneusement distingué la tragédie et la comédie en Espagne on confond les deux genres, ou plutôt on les réunit en un seul. « Vous <«< aurez une partie de la pièce qui sera sérieuse, et « l'autre qui sera bouffonne : cette variété plaît beau

« coup. La nature même nous en donne l'exemple, et « c'est de tels contrastes qu'elle tire sa beauté. »

Les anciens observaient scrupuleusement les unités de temps et de lieu. Les Espagnols brisent ces entraves puériles « L'avide curiosité d'un Espagnol ne peut être « satisfaite, si on ne lui représente en deux heures tous. « les événements depuis la Genèse jusqu'au jour du « jugement dernier. » Cette effroyable licence faisait frémir le sage Despréaux :

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Un rimeur, sans péril, delà les Pyrénées
Sur la scène en un jour renferme des années.
Là, souvent, le héros d'un spectacle grossier,
Enfant au premier acte, est barbon au dernier.

Mais Lope de Véga a répondu d'avance à tous ces timorés « Ces libertés, je le sais, révoltent les connais«<seurs. Eh bien! que les connaisseurs n'aillent pas « voir nos pièces. »

Quant à l'unité d'action, elle est la condition même de toute œuvre dramatique : aussi Lope de Véga l'admet et la recommande. Ce n'est pas qu'il bannisse les épisodes destinés à jeter une agréable diversité dans l'œuvre; mais il veut que les épisodes soient rattachés à la fable principale.

Le poëme dramatique ainsi composé, quel en sera le ressort dominant? Il serait difficile, impossible même, d'emprisonner dans une formule ce génie espagnol, si libre d'allures; cependant Lope de Véga indique le sentiment de l'honneur comme la source la plus riche de pathétique : « Les événements où l'honneur est inté

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