Page images
PDF
EPUB

Hélas! voici déjà qu'aux cavales ardentes

Qui le suivaient, dressant leurs crinières pendantes, Succèdent les corbeaux!

La nuit descend lugubre, et sans robe étoilée.
L'essaim s'acharne, et suit, tel qu'une meute ailée,
Le voyageur fumant.

Entre le ciel et lui, comme un tourbillon sombre,
Il les voit, puis les perd, et les entend dans l'ombre
Voler confusément.

Enfin, après trois jours d'une course insensée,
Après avoir franchi fleuves à l'eau glacée,

Steppes, forêts, déserts,

Le cheval tombe aux cris des mille oiseaux de proie,
Et son ongle de fer sur la pierre qu'il broie
Éteint ses quatre éclairs.

Voilà l'infortuné, gisant, nu, misérable,
Tout tacheté de sang, plus rouge que l'érable
Dans la saison des fleurs.

Le nuage d'oiseaux sur lui tourne et s'arrête.
Maint bec ardent aspire à ronger dans sa tête
Ses yeux brûlés de pleurs.

Eh bien ! ce condamné qui hurle et qui se traîne,
Ce cadavre vivant, les tribus de l'Ukraine

Le feront prince un jour.

Un jour, semant les champs de morts sans sépultures, Il dédommagera par de larges pâtures

L'orfraie et le vautour.

Sa sauvage grandeur naîtra de son supplice.
Un jour, des vieux hetmans il ceindra la pelisse,
Grand à l'œil ébloui.

Et quand il passera, ces peuples de la tente,
Prosternés, enverront la fanfare éclatante
Bondir autour de lui!

[ocr errors]

Ainsi lorsqu'un mortel, sur qui son Dieu s'étale,
S'est vu lier vivant sur ta croupe fatale,

Génie, ardent coursier,

En vain il lutte, hélas! tu bondis, tu l'emportes,
Hors du monde réel, dont tu brises les portes
Avec tes pieds d'acier!

Tu franchis avec lui déserts, cimes chenues
Des vieux monts, et les mers, et, par delà les nucs,
De sombres régions;

Et mille impurs esprits que ta course réveille
Autour du voyageur, insolente merveille,
Pressent leurs légions!

Il traverse d'un vol, sur tes ailes de flamme,
Tous les champs du possible, et les mondes de l'âmc;
Boit au fleuve éternel;

Dans la nuit orageuse ou la nuit étoilée
Sa chevelure, aux crins des comètes mêlée,
Flamboie au front du ciel.

Qui peut savoir, hormis les démons et les anges,
Ce qu'il souffre à te suivre, et quels éclairs étranges
A ses yeux reluiront!

Comme il sera brûlé d'ardentes étincelles,
Hélas! et dans la nuit combien de froides aile
Viendront battre son front?

Il crie épouvanté, tu poursuis implacable.
Pâle, épuisé, béant, sous ton vol qui l'accable
Il ploie avec effroi ;

Chaque pas que tu fais semble creuser sa tombe.
Enfin le terme arrive...... il court, il vole, il tombe.
Et se relève roi!

[merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][ocr errors][ocr errors][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small]

Le domaine de la poésie lyrique est illimité; mais quand l'imagination s'élève vers les plus hauts sommets, elle y est le plus souvent attirée par cette splendeur éblouissante que les hommes appellent la gloire.

Le poëte chantera donc la gloire, non la gloire en elle-même les abstractions ne conviennent point à la poésie, mais la gloire dans une de ses incarnations les plus éclatantes. Les grands hommes sont la proie des poëtes. Cette admiration qui remplit les multitudes, qui se traduit par des acclamations confuses, des applaudissements, des couronnes jetées, des statues, des honneurs publics, elle se condense pour ainsi dire, et se résume dans un chant qui jaillit de l'âme du poëte; les sentiments tumultueux et éphémères de la foule, il les fixe dans un hymne qui ne périra pas. Le statuaire n'a pu que reproduire les traits du grand homme; le

poëte le saisit et l'atteint dans ce qu'il a de plus intime, son génie même, les grandes actions dont il est le héros, la destinée qui lui est faite. Aussi se vantentils avec raison, les favoris des Muses, de donner l'immortalité. Ils sont les hérauts de la gloire, les pontifes de cette religion éternelle que l'humanité a vouée aux hommes élevés par leur génie au-dessus de ce niveau misérable où languit la médiocrité.

[ocr errors]

La gloire, ce fut la passion dominante des anciens Grecs. « La muse, dit Horace, la muse a donné aux « Grecs le génie; elle leur a donné le chant harmo<< nieux, et de n'aimer rien tant que la gloire. » Alexandre voudrait un Homère pour célébrer ses exploits; Phidias grave sa propre image sur le bouclier de Pallas. Les concours gymniques attirent de toutes parts des combattants que l'amour seul de la gloire fait descendre dans la carrière. - Obtenir cette couronne de feuillage, être célébré par Pindare, c'est le rêve de tous les Grecs, du plus humble citoyen du Péloponnèse ou de l'Attique, comme de ces tyrans de Sicile ou d'Afrique, les Hiéron, les Denys, les Arcésilas. Essayons de retrouver les sentiments qui animaient les hommes d'alors, de ressusciter pour ainsi dire cette gloire qu'ils poursuivaient d'un si ardent désir. Les couronnes sont flétries, les statues sont détruites, rien n'a survécu de l'appareil splendide du triomphe, rien, si ce n'est l'ode chantée par Pindare. Le poëte est le seul écho qui vibre encore, le seul témoin des solennités d'autrefois. Interrogeons sa muse. Nous ne ferons pas revivre l'enthousiasme qui dictait ces chants de

victoire mais peut-être comprendrons-nous que cet enthousiasme ait existé.

Boileau nous sera d'un faible secours. Les vers qu'il a consacrés à l'ode manquent absolument de précision. Au fond, les hommes du dix-septième siècle n'avaient que du mépris pour ces fêtes païennes, où l'on couronnait la force et l'adresse du corps; mais, élevés dans le respect de l'antiquité, ils s'inclinaient devant Pindare qu'ils comprenaient peu, et goûtaient encore moins. De là je ne sais quoi de vague et même de faux dans les jugements qu'ils ont portés sur le grand lyrique.

L'ode, avec plus d'éclat et non moins d'énergie,
Élevant jusqu'au ciel son vol ambitieux,

Entretient dans ses vers commerce avec les dieux.
Aux athlètes dans Pise elle ouvre la barrière,

Chante un vainqueur poudreux au bout de la carrière;
Mène Achille sanglant aux bords du Simoïs,

Ou fait fléchir l'Escaut sous le joug de Louis.

Il est à craindre qu'Achille et le Simoïs ne soient mis là que pour faire une rime à Louis, et une rime assez faible. Ainsi Malherbe, chantant Henri IV et Louis XIII, ne trouvait d'autre rime à Fils que Memphis, et promettait la conquête de ce pays lointain au père et au fils. - Aucune de ces pauvretés artificielles dans Pindare. Si une partie considérable de son œuvre nous échappe, nous pourrons du moins, en nous faisant une âme antique, saisir la vie qui animait ces chants aujourd'hui sans écho, mais qui retentissaient jadis dans la pompe du triomphe avec un éclat incomparable.

« PreviousContinue »