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exactitude est moins nécessaire. Qui oserait prétendre cependant qu'elle soit inutile?

Un dernier mot, et je termine. Les grands écrivains dont nous allons étudier les œuvres avaient reçu en partage ce don merveilleux qu'on appelle e génie. Qui pourrait donner une définition satisfaisante de cette faculté qui élève un homme au-dessus de ses contemporains et assure une vie immortelle aux productions de son esprit? Il y a là quelque chose de supérieur à l'humanité, ou, si vous voulez, c'est l'humanité représentée dans ce qu'elle a de plus noble et de plus pur. Lorsqu'on entre en communication étroite avec ces belles œuvres, on se détache pour un instant des réalités mesquines et souvent amères de la vie, on entrevoit au milieu des ténèbres un pur rayon, on s'élève doucement vers ces hautes régions où réside l'idéal, l'idéal, qui est la condition même de toute œuvre immortelle, comme il est le besoin éternel de l'âme humaine.

L'ILIADE

Première application de la méthode.

- L'Iliade.

De l'existence

d'Homère. Unité du poëme; unité de couleur. Les mœurs

de l'âge héroïque; les caractères. - Le général et le particulier. - Les types consacrés par la tradition, Achille, Ajax, Ulysse, Hélène, Andromaque.

Les principes de la méthode une fois établis, passons à l'application, on pourrait dire à la démonstration.

Je suivrai dans ces études les principaux genres de poésie chez les Grecs, les Latins, les Français. Il y a, comme chacun sait, une affinité réelle entre les littératures de ces trois peuples. Les Latins imitent les Grecs, les Français imitent les Grecs et les Latins; les Grecs seuls sont réellement originaux. Quelque opinion que l'on ait sur la grave question de l'unité des races, quand bien même il serait démontré que les peuples de l'Inde, de la Grèce et de l'Italie ancienne ont une origine commune, qu'ils parlaient jadis la même langue, reconnaissaient les mêmes divinités, il est certain que chacun d'eux, en se fixant dans les lieux où l'histoire nous le montre, s'est développé conformément à son génie, qu'il s'est fait une religion, une langue, des lois en rapport avec ses besoms et ses goûts. Les analogies

lointaines qu'on découvre entre la langue et la religion des Hellènes, comparées à la langue et à la religion des Hindous, ne font que mettre mieux en lumière la vivace originalité des premiers. C'est donc à eux qu'il faut remonter d'abord, si l'on veut avoir une idée nette de la littérature des peuples auxquels ils ont servi de modèles.

Nous étudierons d'abord les monuments de la poésie.

- Ce n'est pas là un choix arbitraire. La méthode historique l'exige. En effet, la poésie est la première forme sous laquelle se produisent les œuvres littéraires. Dans l'Inde, des hymnes et de vastes épopées (le Rig Veda, le Mahabaratha, le Ramayana); en Grèce, l'Iliade et l'Odyssée; dans l'Italie ancienne, des chants sacerdotaux ; chez les peuplades germaniques de cantilènes héroïques, des épopées comme les Nibelungen, la Chanson de Roland. C'est là un fait, et l'explication en est toute simple. La poésie est le langage naturel des peuples enfants : elle est une image perpétuelle, et l'image n'est-elle pas la forme nécessaire, le besoin des esprits encore tendres, qui ne pourraient concevoir les idées, si les objets ne leur apparaissaient d'abord? De plus le rhythme, cette caresse de l'oreille, régulière et douce, s'impose pour ainsi dire aux idiomes les plus barbares, aux organisations les plus grossières. Les animaux eux-mêmes y sont sensibles. Combien les peuples primitifs devaient trouvei de charmes à cette mélodie du langage cadencé, eux qui s'étaient fait des idiomes sonores et harmonieux! Leurs poëtes chantaient réellement; on sait ce que signifient les chants et la lyre des nôtres.

Sans insister davantage sur ces considérations, passons à l'étude des plus anciens monuments conservés de la poésie chez les Grecs, c'est-à-dire l'Iliade et l'0dyssée. Je dis conservés, car il est bien certain que l'lliade et l'Odyssée ne sont pas les premières productions poétiques de la race hellénique. Les Grecs plaçaient avant Homère, dans ces temps reculés où la légende fleurit et étouffa l'histoire, des poëtes d'origine divine, dont les chants harmonieux adoucissaient les tigres et les lions, entraînaient les arbres et les rochers. Ce furent les premiers éducateurs des peuples; ils s'appe laient Orphée, Musée, Linus. — Mais leur nom seul a survécu et vit encore dans l'imagination des hommes. Plusieurs siècles après (il est impossible de fixer une date précise) apparaît l'Iliade.

L'Iliade est une épopée. Je le veux bien; mais ici une réserve est indispensable. Ce mot épopée est postérieur de plus de trois cents ans à l'époque où l'on place d'ordinaire la naissance d'Homère. Quand Homère veut désigner un poëme dans le genre de l'Iliade, il emploie le mot chant (aoidè); les auteurs de ces chants, il les appelle simplement chanteurs (aoidoi). Quant au mot épopée (épos), dans Homère il n'est guère employé que dans le sens de paroles de conversation, ce qui exclut toute idée d'un langage soutenu et sublime, comme diront les faiseurs de traités.

Étudions donc l'Iliade, non comme une épopée, mais comme un poëme auquel on donnera tel nom qu'on voudra.

Quel est l'auteur de l'Iliade? L'antiquité tout entière

me répond: Homère. Non-seulement elle est convaincue de l'existence de ce personnage, mais, pendant bien des siècles, c'est la plus haute autorité religieuse, morale, politique, qui soit invoquée. C'est Homère, dit Hérodote, qui a donné leurs noms aux dieux; c'est sur un vers d'Homère que se fonde Solon pour réclamer en faveur des Athéniens la possession de Salamine. Un seul critique ose attaquer cette gloire incontestée : c'est Zoïle, dont le nom est devenu synonyme d'envie et d'impuissance. Zoïle finit misérablement : il est brûlé vif suivant les uns, pendu suivant les autres en châtiment de son impiété. Boileau et madame Dacier ne sont pas éloignés de souhaiter un sort semblable à Perrault et à Lamotte, qui marchent sur les traces de Zoïle.

A la fin du siècle dernier, Wolf, en Allemagne, dans un ouvrage dont l'influence subsiste encore, démontra par des arguments empruntés à l'étude des textes, à l'histoire, à l'archéologie, que le personnage nommé Homère n'avait pas existé; que l'Iliade n'est pas une composition poétique régulière, mais une série de poëmes dus à des chanteurs (aoidoi) différents, ayant entre eux une certaine analogie de sujets, et qui furent réunis, soudés les uns aux autres à une époque bien postérieure. Peut-être, ajoute-t-il, Homère était-il un de ces chanteurs, le plus remarquable probablement; aussi est-ce sous son nom que cette collection de chants isolés a été placée. Nous ne discuterons' pas ce problème d'érudition : disons seulement qu'en Allemagne on ne croit plus guère à l'existence et à la personnalité

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