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anges apparaissent-ils pour enlever l'âme des preux, tandis que les démons emportent l'âme des païens. Mais aucune personne immortelle ou divine ne dirige la marche des événements. C'est donc une épopée d'un genre nouveau, un chant guerrier et patriotique. Pas d'épisodes, aucune variété : toujours la salle du conseil ou le champ de bataille. Les Franks et les païens ont mêmes mœurs, même langage, même état social. Un roi dans le conseil délibère avec ses barons. Le peuple n'existe pas. La vie intèrieure, le foyer, la femme, la famille, n'y tiennent aucune place. Quelques vers seulement, et d'une simplicité touchante, sont consacrés à la mort d'Aude, sœur d'Olivier, fiancée de Roland; les Voici :

Notre empereur est revenu d'Espagne.

Il vient dans Aix, premier siége de France,
Monte au palais, entre en la grande salle.
Aude s'en vient, la belle demoiselle,

Et dit à Charle : « Où est Roland le preux,
« Qui m'a juré de me prendre pour femme?»
Charles en a douleur et grande peine,
Pleure des yeux, tire sa barbe blanche:

Sœur, chère amie, homme mort tu demandes !
« J'en veux trouver en échange un meilleur,
« Et c'est Louis, je ne peux pas mieux dire;
. Il est mon fils, il tiendra mes États. »
Aude répond: « Ce discours m'est étrange!

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A Dieu ne plaise, à ses saints, à ses anges,

Après Roland que je reste vivante! »

Elle pâlit, tombe aux pieds du roi Charle,

Meurt aussitôt. Que Dieu prenne son âme!

Barons français la pleurent et la plaignent.

Quant aux caractères, ce ne sont guère que des esquisses. Charlemagne, le grand empereur, « à la barbe

blanche, à la tête fleurie », préside le conseil des barons, mais il est dépourvu de toute initiative. Il est généralement de l'avis du dernier qui parle. Roland, son neveu qu'il aime, conseille de ne pas se fer aux Sarra sins; Charlemagne préfère croire Gane le félon, qui parle après Roland. Gane lance de terribles menaces contre Roland; Charlemagne fait placer Roland à l'arrière-garde, comme l'a proposé Gane. Charlemagne entend l'appel désespéré du cor de Roland; Gane lui persuade que Roland s'amuse à chasser. Enfin Charlemagne ne sait rien prévoir, rien empêcher, rien vouloir; mais il pleure souvent, et tire sa barbe blanche.

Nous touchons à l'époque où le puissant empereur, cette majestueuse incarnation de l'autorité royale, ne sera plus dans les poëmes et les romans qu'un Cassandre à la fois grotesque et odieux, tel qu'il apparaît dans le Voyage de Constantinople, dans Renaud de Montauban et tant d'autres compositions injurieuses à la royauté. Les grands vassaux commanderont aux jongleurs ces caricatures du maître; et cette noble figure de Charlemagne recevra les soufflets destinés à ses faibles successeurs. Roland, Olivier, Turpin, sont de rudes combattants, mais ce ne sont point des caractères. Gane est mieux étudié : on voit poindre en son âme l'idée de la trahison, suscitée par un amer ressentiment; la noblesse de son attitude devant Marsile, quand celui-ci essaye de porter atteinte à la majesté de l'empereur et de la France, puis la négociation; ce sont là les éléments d'une peinture morale qui ne manque pas d'une

certaine vérité. Mais ne cherchez nulle part les nuances délicates, les observations profondes; ce sont des qualités qu'il faut laisser aux épopées artificielles. La Chanson de Roland le prouve bien.

En résumé, comme l'a fort bien montré M. Boissier (1), toutes les qualités du génie français sont là. Quelles? - l'unité, la mesure, la proportion, la sagesse. Rien d'excessif; pas de couleurs trop vives; un certain élan, mais contenu. L'imagination du poëte se renferme volontiers dans un cadre assez restreint: elle n'a pas l'aile puissante, le vol sublime; le bon sens ne l'abandonne pas un seul instant. Tels nous resterons, le peuple sensé, raisonnable, par excellence, avec une pointe très-fine de raillerie. On la sent à peine percer cette pointe dans la Chanson de Roland; mais viennent le treizième et le quatorzième siècle; les véritables ri chesses littéraires de la France, ce seront les romans allégoriques et satiriques, et surtout les fabliaux. Qu'on se demande si cette tendance de l'esprit français le disposait heureusement à la composition de nobles épopées. Qu'on se demande surtout si ce petit poëme de 4002 vers, dont on a osé dire qu'il était bien supérieur à l'Énéide, et qu'il valait l'Iliade, peut seulement supporter la comparaison la plus lointaine avec ces deux chefs-d'œuvre.

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(1) Revue des Deux-Mondes, février 1867.

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Torquato Tasso, sa vie, son caractère.

Ses

prédécesseurs. Le sujet au point de vue historique. - Con

ception du sujet par le poëte.

Imitations.

Conduite de

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Ce qui ravit surtout les admirateurs passionnés de la Chanson de Roland, c'est la simplicité nue du poëme. Rien n'est donné à l'ornement, pas de fausses couleurs, aucun épisode parasite; cela est net, ferme, sec. Les idées et les sentiments sont en petit nombre, mais ce sont des idées fortes et des sentiments vrais. Une sorte d'enthousiasme patriotique et religieux assez grossier soutient et anime les personnages; pour eux l'étranger et le païen, c'est tout un. Aussi quelle triste figure fait le pauvre Marsile, et quel carnage les Franks font des Sarrasins!

Transportons-nous cinq cents ans plus tard, non plus dans ce pays un peu rude de la France du Nord, parmi les fiers barons du grand empereur, mais dans le plus doux, dans le plus charmant pays de l'Europe, parmi la société la plus élégante, la plus raffinée, dans l'Italie du seizième siècle. C'est là que paraît, vers 1575, un poëme épique en vingt chants, la Jérusalem délivrée. Ce

poëme, comme on peut l'imaginer, no ressemblera rien à la Chanson de Roland. Les critiques exclusifs et étroits affectent de mépriser souverainement l'œuvre du Tasse, et croient rehausser ainsi le mérite de leur épopée favorite. Nous serons moins intolérants; et de niême que nous avons rendu justice aux beautés frustes de la Chanson, nous saurons goûter les mérites d'une œuvre toute différente. Le but de la critique n'est pas d'assigner des rangs et d'imposer des préférences, mais de comprendre et d'expliquer.

Voyons d'abord les circonstances extérieures dans lesquelles se produit l'œuvre nouvelle.

L'Italie du seizième siècle offre un spectacle unique. Elle est divisée en une foule d'États jaloux et ennemis les uns des autres, ayant chacun leur physionomie propre, leur vie propre, et jusqu'à leur idiome particulier; car la langue mère s'est brisée de bonne heure en unc foule de dialectes. Mais c'est le beau pays, le doux pays où brille le soleil, où la vie est facile. De tout temps il exerce une séduction puissante sur les rudes peuples du Nord, qui s'y précipitent en foule, y fondent, s'y noient. L'Italie, c'est le champ de bataille des nations, c'est souvent leur tombeau. Dès la fin du quinzième siècle surtout, les invasions n'ont pas cessé : c'est Charles VIII, Louis XII, François Ier, et Ferdinand et Charles-Quint. Des ligues se nouent et se dénouent, des traités se signent et sont violés; les rivalités, les luttes, les guerres sont partout. Cette race italienne si fière, si intelligente, si ouverte à toutes les idées, ne peut s'élever jusqu'à cette idée si simple de l'unité nationale. Ma

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