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J'allois sortir enfin quand le rôt a paru.

Sur un lièvre flanqué de six poulets étiques
S'élevoient trois lapins, animaux domestiques,
Qui, dès leurs tendres ans élevés dans Paris,
Sentoient encor le chou dont ils furent nourris.
Autour de cet amas de viandes entassées
Régnoit un long cordon d'alouettes pressées,
Et sur les bords du plat six pigeons étalés
Présentoient pour renfort leurs squelettes brûlés.
A côté de ce plat paroissoient deux salades,
L'une de pourpier jaune, et l'autre d'herbes fades,
Dont l'huile de fort loin saisissoit l'odorat,
Et nageoit dans des flots de vinaigre rosat.
Tous mes sots, à l'instant changeant de contenance,
Ont loué du festin la superbe ordonnance;
Tandis que mon faquin qui se voyoit priser,
Avec un ris moqueur les prioit d'excuser.
Surtout certain hâbleur, à la gueule affamée,
Qui vint à ce festin conduit par la fumée,
Et qui s'est dit profès dans l'ordre des coteaux1,
A fait en bien mangeant l'éloge des morceaux.
Je riois de le voir avec sa mine étique,
Son rabat jadis blanc, et sa perruque antique,
En lapins de garenne ériger nos clapiers,
Et nos pigeons cauchois en superbes ramiers,
Et, pour flatter notre hôte, observant son visage,
Composer sur ses yeux son geste et son langage;
Quand notre hôte charmé, m'avisant sur ce point :
« Qu'avez-vous donc, dit-il, que vous ne mangez point?
Je vous trouve aujourd'hui l'âme tout inquiète,
Et les morceaux entiers restent sur votre assiette.
Aimez-vous la muscade? on en a mis partout.

Ah! monsieur, ces poulets sont d'un merveilleux goût;
Ces pigeons sont dodus: mangez, sur ma parole.
J'aime à voir aux lapins cette chair blanche et molle.
Ma foi, tout est passable, il le faut confesser,
Et Mignot aujourd'hui s'est voulu surpasser.
Quand on parle de sauce, il faut qu'on y raffine;
Pour moi, j'aime surtout que le poivre y domine :
J'en suis fourni, Dieu sait! et j'ai tout Pelletier
Roulé dans mon office en cornets de papier. >>
/A tous ces beaux discours j'étois comme une pierre,

1. Ce nom fut donné à trois grands seigneurs tenant table, qui étaient partagés sur l'estime qu'on devoit faire des vins des coteaux qui sont aux environs de Reims; ils avoient chacun leurs partisans. (B.)

Ou comme la statue est au Festin de Pierre ;
Et, sans dire un seul mot, j'avalois au hasard
Quelque aile de poulet dont j'arrachois le lard,
Cependant mon hâbleur, avec une voix haute,
Porte à mes campagnards la santé de notre hôte,
Qui tous deux pleins de joie, en jetant un grand cri.
Avec un rouge-hord acceptent son défi.

Un si galant exploit réveillant tout le monde,
On a porté partout des verres à la ronde,
Où les doigts des laquais, dans la crasse tracés,
Témoignoient par écrit qu'on les avoit rincés ;
Quand un des conviés, d'un ton mélancolique,
Lamentant tristement une chanson bachique,
Tous mes sots à la fois ravis de l'écouter,
Détonnant de concert, se mettent à chanter.
La musique sans doute étoit rare et charmantel
L'un traîne en longs fredons une voix glapissante;
Et l'autre, l'appuyant de son aigre fausset,
Semble un violon faux qui jure sous l'archet,

Sur ce point, un jambon d'assez maigre apparence,
Arrive sous le nom de jambon de Mayence.
Un valet le portoit, marchant à pas comptés,
Comme un recteur suivi des quatre facultés.
Deux marmitons crasseux, revêtus de serviettes,

Lui servoient de massiers, et portoient deux assiettes,
L'une de champignons avec des ris de veau,

Et l'autre de pois verts qui se noyoient dans l'eau.
Un spectacle si beau surprenant l'assemblée,
Chez tous les conviés la joie est redoublée;
Et la troupe à l'instant, cessant de fredonner,
D'un ton gravement fou s'est mise à raisonner.
Le vin au plus muet fournissant des paroles,
Chacun a débité ses maximes frivoles,
Réglé les intérêts de chaque potentat,
Corrigé la police, et réformé l'État;

Puis, de là s'embarquant dans la nouvelle guerre,
A vaincu la Hollande ou battu l'Angleterre3.

Enfin, laissant en paix tous ces peuples divers,
De propos en propos on a parlé de vers.

Là, tous mes sots, enflés d'une nouvelle audace,
Ont jugé des auteurs en maîtres du Parnasse :

1. Don Juan ou le Festin de Pierre, comédie de Molière,

2. Le recteur, quand il va en procession, est toujours accompagné de deux massiers. (B.)

3. L'Angleterre et la Hollande étoient alors en guerre, et le roi avoit envoyé des secours aux Hollandois. (B.)

Mais notre hôte surtout, pour la justesse et l'art,
Elevoit jusqu'au ciel Théophile et Ronsard',
Quand un des campagnards relevant sa moustache,
Et son feutre à grands poils ombragé d'un panache,
Impose à tous silence, et d'un ton de docteur :

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<< Morbleu! dit-il, La Serre est un charmant auteur!
Ses vers sont d'un beau style, et sa prose est coulante.
La Pucelle est encore une œuvre bien galante,
Et je ne sais pourquoi je bâille en la lisant.
Le Pays, sans mentir, est un bouffon plaisant :
Mais je ne trouve rien de beau dans ce Voiture 5.
Ma foi, le jugement sert bien dans la lecture.
A mon gré, le Corneille est joli quelquefois.
En vérité, pour moi j'aime le beau françois ;
Je ne sais pas pourquoi l'on vante l'Alexandre®,
Ce n'est qu'un glorieux qui ne dit rien de tendre
Les héros chez Quinault parlent bien autrement,
Et jusqu'à Je vous hais, tout s'y dit tendrement".
On dit qu'on l'a drapé dans certaine satire;
Qu'un jeune homme.

Ah! je sais ce que vous voulez dire, A répondu notre hôte : « Un auteur sans défaut, << La raison dit Virgile, et la rime Quinault. »

Justement. A mon gré, la pièce est assez plate.
Et puis, blâmer Quinault!... Avez-vous vu l'Astrate3?
C'est là ce qu'on appelle un ouvrage achevé.
Surtout l'anneau royal me semble bien trouvé.
Son sujet est conduit d'une belle manière;

Et chaque acte, en sa pièce, est une pièce entière.
Je ne puis plus souffrir ce que les autres font.

Il est vrai que Quinault est un esprit profond, »

A repris certain fat qu'à sa mine discrète

Et son maintien jaloux j'ai reconnu poëte;

<< Mais il en est pourtant qui le pourroient valoir.

Ma foi, ce n'est pas vous qui nous le ferez voir, »

A dit mon campagnard avec une voix claire,

1. Théophile Viaud, poëte licencieux, condamné comme tel par le Parlement, mort à trente-sept ans, en 1626.

Ronsard mourut le 25 décembre 1595, près de Tours.

2. Écrivain célèbre pour son galimatias. (B.) - Son Secrétaire de la cour ou Manuel de lettres a eu trente éditions.

3. Poëme de Chapelain.

4. Écrivain estimé chez les provinciaux à cause d'un livre qu'il a fait, intitulé Amitiés, amours et amourettes. (B.)

6. Il étoit de l'Académie françoise, qui prit le deuil à sa mort, en 1848. 6. Tragédie de Racine.

7. Allusion aux scènes vr et vn de l'acte II de Stratonice.

8. L'Astrate, tragédie de Quinault.

Et déjà tout bouillant de vin et de colère.

« Peut-être, a dit l'auteur pâlissant de courroux : Mais vous, pour en parler, vous y connoissez-vous?

Mieux que vous mille fois, dit le noble en furie.
Vous? mon Dieu! mêlez-vous de boire, je vous prie, »
A l'auteur sur-le-champ aigrement reparti.

« Je suis donc un sot, moi? vous en avez menti,»
Reprend le campagnard; et, sans plus de langage,
Lui jette pour défi son assiette au visage.

L'autre esquive le coup; et l'assiette volant
S'en va frapper le mur, et revient en roulant.
A cet affront l'auteur, se levant de la table,
Lance à mon campagnard un regard effroyable :
Et, chacun vainement se ruant entre deux,
Nos braves s'accrochant se prennent aux cheveux.
Aussitôt sous leurs pieds les tables renversées
Font voir un long débris de bouteilles cassées :
En vain à lever tout les valets sont fort prompts,
Et les ruisseaux de vin coulent aux environs.

Enfin, pour arrêter cette lutte barbare,
De nouveau l'on s'efforce, on crie, on les sépare;
Et, leur première ardeur passant en un moment,
On a parlé de paix et d'accommodement.
Mais, tandis qu'à l'envi tout le monde y conspire,
J'ai gagné doucement la porte sans rien dire,
Avec un bon serment que, si pour l'avenir
En pareille cohue on me peut retenir,

Je consens de bon cœur, pour punir ma folie,
Que tous les vins pour moi deviennent vins de Brie,
Qu'à Paris le gibier manque tous les hivers,

Et qu'à peine au mois d'août l'on mange des pois verts.

SATIRE IV.

1664.

A M. L'ABBÉ LE VAYER'.

LES FOLIES HUMAINES.

D'où vient, cher Le Vayer, que l'homme le moins sage Croit toujours seul avoir la sagesse en partage,

Et qu'il n'est point de fou qui, par belles raisons,

Ne loge son voisin aux Petites-Maisons?

1. Traducteur de Florus, et fils de La Mothe Le Vayer, qui a laissé un très-grand nombre d'ouvrages.

Un pédant, enivré de sa vaine science,
Tout hérissé de grec, tout bouffi d'arrogance,
Et qui, de mille auteurs retenus mot pour mot,
Dans sa tête entassés, n'a souvent fait qu'un sot,
Croit qu'un livre fait tout, et que, sans Aristote,
La raison ne voit goutte, et le bon sens radote.

D'autre part un galant, de qui tout le métier
Est de courir le jour de quartier en quartier',
Et d'aller, à l'abri d'une perruque blonde,
De ses froides douceurs fatiguer tout le monde,
Condamne la science, et, blâmant tout écrit,
Croit qu'en lui l'ignorance est un titre d'esprit ;
Que c'est des gens de cour le plus beau privilége,
Et renvoie un savant dans le fond d'un collége.
Un bigot orgueilleux, qui, dans sa vanité,
Croit duper jusqu'à Dieu par son zèle affecté,
Couvrant tous ses défauts d'une sainte apparence,
Damne tous les humains, de sa pleine puissance.

Un libertin d'ailleurs, qui, sans âme et sans fói,
Se fait de son plaisir une suprême loi,
Tient que ces vieux propos de démons et de flammes
Sont bons pour étonner des enfans et des femmes,
Que c'est s'embarrasser de soucis superflus,
Et qu'enfin tout dévot le cerveau perclus.

En un mot, qui voudroit épuiser ces matières,
Peignant de tant d'esprits les diverses manières,
Il compteroit plutôt combien, dans un printemps,
Guenaud et l'antimoine ont fait mourir de gens,
Et combien la Neveu devant son mariage,
A de fois au public vendu son pucelage.

Mais, sans errer en vain dans ces vagues propos,
Et pour rimer ici ma pensée en deux mots,
N'en déplaise à ces fous nommés sages de Grèce,
En ce monde il n'est point de parfaite sagesse :

Tous les hommes sont fous, et, malgré tous leurs soins,
Ne diffèrent entre eux que du plus ou du moins.

Comme on voit qu'en un bois que cent routes séparent Les voyageurs sans guide assez souvent s'égarent, L'un à droit, l'autre à gauche, et, courant vainement, La même erreur les fait errer diversement : Chacun suit dans le monde une route incertaine, Selon que son erreur le joue et le promène; Et tel y fait l'habile et nous traite de fous, Qui sous le nom de sage est le plus fou de tous.

1. Guenaud, médecin de la reine.

2. Infâme débordée, connue de tout le monde. (B.)

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