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que cette coutume, qui honorait également le donateur et l'institué, soit tombée en désuétude.

Le premier ouvrage qu'il donna au public est connu sous le titre d'Eglogues ou Pastorales, c'est-à-dire les chants des chevriers et des pasteurs, à l'imitation des poëmes grecs de Théocrite de Sicile, qui portent le même titre. Ces petits poëmes eurent un tel succès, qu'on les récitait en public sur le théâtre, dans l'intervalle du drame, avec l'accompagnement des instruments et des choeurs. Cicéron vivait encore: frappé du charme de celui qu'il entendit, il se les fit tous réciter successivement, les nota avec le plus grand soin, et il s'écria à la fin, en s'extasiant sur le mérite de leur auteur: « Voici la nouvelle espérance de la grande Rome. »>

Nous ne dirons qu'un mot des Géorgiques, son œuvre la plus parfaite, qu'il mit sept ans à composer, ainsi que de l'Eneide, à laquelle il consacra onze années, et qu'il était occupé à retoucher lorsque la mort le surprit. On sait qu'à son retour de la victoire d'Actium, César Auguste s'étant arrêté quelque temps dans la petite ville d'Atella, en Campanie, pour s'y reposer, employa quatre jours à se faire lire les Géorgiques, alternativement par Virgile lui-même et par Mécène, qui le suppléait. On sait aussi que Virgile récita la fin du sixième livre de l'Enéide, où se trouve une allusion à la mort récente du jeune Marcellus de la famille impériale, devant Auguste à Rome et devant sa sœur Octavie, et les larmes d'attendrissement que cette lecture leur fit verser.

Son débit avait un charme indéfinissable, tellement qu'un poëte contemporain et peu connu disait qu'il serait Virgile s'il pouvait réciter aussi bien que lui. Il était d'une santé délicate et d'une extrême frugalité. Il avait un extérieur peu avantageux, et paraissait très-négligé sur sa personne; c'est à Virgile qu'Horace fait allusion lorsqu'il dit : « Ne raillez pas celte chaussure et ces vêtements mal attachés; sous cet extérieur négligé se cache un grand génie : Ingenium ingens inculto latet hoc sub corpore. Il était si timide et si pudique que dans Naples on l'appelait généralement la jeune fille. Il ne plaida qu'une seule cause, appelé, selon l'usage romain,

par un de ses amis pour le défendre, et sa parole était si lente et si embarrassée en public, qu'il semblait ne pas savoir s'exprimer. On a observé que cette timidité invincible, qui chez quelques hommes de génie est le résultat de l'organisation, produit en apparence les mêmes effets que l'incapacité absolue, comme Rousseau l'a rapporté de lui-même en plusieurs circonstances.

il

Sous le gouvernement équitable et ami des lettres de César Auguste, rien ne manqua à la gloire de Virgile, et il eut le rare bonheur d'en jouir pleinement de son vivant. Quand l'empereur entrait au théâtre, tout le peuple romain se levait; le peuple rendit le même hommage à Virgile, et même Auguste se leva comme les autres citoyens cet hommage unique rendu au génie prouve que Virgile n'eut point de rivaux. Ainsi, il jouit de son bonheur sans aucun trouble; bonheur qu'on ne peut attribuer qu'à son caractère plein de douceur et de bienveillance. Si un bel ouvrage paraissait, le louait comme s'il en eût été l'auteur. Sa bibliothèque était ouverte à tous les savants, et il répétait à ce sujet cette maxime d'Euripide, que les biens que possèdent les amis doivent être communs entre eux. Il n'en était pas de même de sa bourse; il passait pour être curieux d'amasser et trop parcimonieux. Horace lui-même semble l'insinuer dans cette invitation à dîner qu'il adresse à Virgile (ode x11 du livre IV). Il le somme d'apporter pour son contingent un vase de parfums, complément nécessaire d'un repas élégant chez les anciens « Je ne suis pas, dit-il, assez opulent pour ne << point vous imposer votre écot, en vous invitant à mouiller << vos lèvres dans mes coupes. O Virgile, client assidu et re<< cherché de la noblesse, venez sans retard, et rompez toutes les entraves de l'amour du gain.

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Virgile laissa une fortune considérable, qui s'élevait à plus de trois millions de notre monnaie; il la légua à César Auguste, qu'il avait institué son héritier par son testament. Il mourut à Brindes, à son retour d'un voyage en Grèce, à l'âge de 52 ans, au moment où il terminait à peine les six derniers livres de son grand poëme, qu'il avait l'intention de revoir et

de perfectionner. Interrompu par la mort, et craignant de laisser une œuvre indigne de sa renommée, il ordonna que ces six derniers livres seraient brûlés avec lui. Mais Auguste s'y opposa, et il a consigné cette défense dans une sorte d'élégie qui nous est parvenue. « Eh quoi ! dit-il, la muse d'un « grand poëte doit-elle périr avec lui? Si le testament de « Virgile a condamné son œuvre aux flammes du bûcher, « qu'ici l'autorité des lois s'efface; un seul moment ne détruira pas ces nobles travaux, qui ont coûté tant de << veilles. >> Nous approuvons doublement cette décision d'Auguste, et nous pensons que ces six derniers livres, pour l'éclat, le mouvement et le génie, sont au moins égaux aux six premiers, quoique ceux-ci soient peut-être plus châtiés. Virgile composa lui-même son épitaphe, que voici, et où il résume en peu de mots sa vie et ses ouvrages, avec toute la simplicité du talent :

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Mantoue, au bord du Mince, en son sein m'a vu naître!
Brindes me vit mourir, Naples garde mes os;

J'ai chanté des bergers le chalumeau champêtre,
Les moissons de Cérès, les combats des héros

II

Nous devons ajouter ici et donner quelque développement sur un point qui touche à l'honneur du poëte : nous voulons parler de la justification dont nous avons déjà dit quelques mots, pour défendre Horace et Virgile, plusieurs fois accusés d'avoir été dans leurs ouvrages les vils flatteurs d'un tyran. Ce reproche de lâche flatterie envers Auguste, nous sommes étonnés de le retrouver sous la plume de Voltaire, qui y mêle le nom d'Horace, dans l'épitre à ce dernier.

Je suis un peu fàché pour Virgile et pour toi
Qu'étant nés citoyens vous flattiez tant un roi.
Mon Frédéric, du moins, né roi très-légitime,
Ne dut point ses grandeurs aux bassesses du crime.

On voit que Voltaire n'épargne pas l'injure contre Auguste, qu'il accuse plus loin de lâcheté et d'ingratitude.

Les hommages rendus par Virgile à Auguste dans un grand nombre de passages, avec les formes de déification en harmonie avec les mœurs antiques, selon lesquelles les grands bienfaiteurs étaient vénérés à l'égal des dieux, n'étaient eux-mêmes que l'écho de la voix générale. On sait en effet que les citoyens opprimés et décimés pendant près de soixante années et depuis Sylla jusqu'aux discordes, rallu mées plus ardentes entre Brutus, Octave César, et Antoine, soupiraient pour une autorité tutélaire, que les grands, divisés entre eux et acharnés à se disputer le pouvoir, ne pouvaient plus leur donner au milieu de l'affaiblissement des lois, sous lesquelles tout se décidait par la force. Octave César obtint de suite la faveur populaire, lorsqu'il se présenta comme héritier du nom et de la fortune de Jules César, son oncle et son père adoptif, dont les grands exploits et la bienveillance avaient laissé les plus vifs souvenirs parmi le peuple. Cicéron lui-même seconda cette popularité; il pensait peut-être rétablir ainsi son autorité ancienne et consulaire, que les dissensions publiques avaient affaiblie, et en la rétablissant il croyait de bonne foi rétablir la république elle-même. Malheureusement cet espoir était impossible à réaliser dans les circonstances, et de son côté Octave ne fut pas assez puissant à cette époque pour défendre Cicéron contre la vengeance personnelle d'Antoine; il se considérait lui-même comme n'ayant pas participé au meurtre de ce grand homme, qui fut accompli par les satellites d'Antoine; car il disait plus tard à l'un de ses neveux en parlant de Cicéron : « Lisez ses ouvrages, mon fils; c'é«tait un grand citoyen et qui aimait bien sa patrie. >>

Le reproche fait à Octave, de lâcheté et de barbarie impitoyable, vices dont Virgile semblerait avoir été le complice par des adulations mensongères, ne paraît pas mieux fondé. Octave quoique d'une complexion faible et maladive, déploya un grand courage dans plusieurs occasions, et il monta le premier, à la tête d'un manipule, à l'assaut d'une forte

resse en Illyrie, où il resta presque seul sur le pont d'attaque rompu derrière lui. D'un autre côté, il pardonna souvent; et le trait de Cinna, célébré par le grand Corneille, est assez connu. En témoignage de ces amnisties, le peuple éleva en son honneur un temple à la Clémence. On a été jusqu'à soutenir, dans ces derniers temps, que l'aspect seul de son visage, d'après les médailles, révélait sa férocité et son hypocrisie: on peut voir ses bustes et ses statues au Louvre; ses traits offrent des contours d'une grande délicatesse, et la figure est de la plus haute distinction; on y voit une pensée profonde avec un certain air de tristesse et de sévérité, double expression due à ses grands travaux, et à un état habituel de souffrance, car il était souvent en proie à la fièvre, et fut astreint toute sa vie aux plus grands ménagements. Protecteur des lettres, il était lui-même trèslettré, et on a conservé de lui diverses correspondances et quelques poésies qui sont également animées par le tour le plus heureux; il avait écrit aussi des commentaires, qui sont souvent cités par les historiens, mais qui ne nous sont pas parvenus.

Ses guerres contre le parti de Brutus furent provoquées et inévitables. Brutus, l'un des principaux assassins de Jules César, avait été encouragé dans son entreprise par une partie de l'aristocratie romaine, qui voulait reconquérir ses priviléges et sa domination, et qui le soutint de toutes ses forces après le crime, en rassemblant les débris de tous les partis vaincus. Cet assassinat parut d'autant plus odieux, que Brutus passait pour le fils de Jules César, qui partageait cette opinion et le chérissait particulièrement; car Brutus, neveu de Caton, était né à l'époque des relations de César avec Servilia, sœur de Caton et mariée peu de temps après: ce fut même au sujet de ces relations qu'eut lieu ce singulier incident, en plein sénat, entre César et Caton, qui, pensant trouver une preuve palpable de la complicité de César avec Catilina et les autres conspirateurs dans une lettre qui venait d'être remise à César en sa présence, exigea avec l'autorité du sénat la remise de cette lettre. N'y

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