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nonçant même à le réformer, travaillèrent à le corrompre davantage, afin que, dans cette dégradation, il ne pût même éprouver encore le sentiment de la liberté. On étendit les distributions de pain, on multiplia les célébrations de jeux, et tout fut dit du peuple romain de l'empire: panem et circenses (40).

Le vrai peuple romain, cette race plébéienne et libre, qui avait posé les bases de la grandeur de Rome, n'existait plus, il faut le dire, depuis longtemps; et l'esclavage ne l'avait point seulement amoindri et dégradé : il l'avait en quelque sorte transformé. Quand Scipion Émilien tenait tête aux murmures de la foule, disant : « vous ne ferez pas que je craigne, déchaînés, ceux que j'ai amenés à Rome chargés de fers1»; il pouvait provoquer bien des ressentiments, mais pas un démenti 2. Déjà donc, au temps des Gracques, il s'agissait moins de conserver que de régénérer la population libre; le mal était accompli à Rome, il gagnait l'Italie et allait se répandre dans les provinces: latifundia perdidere Italiam, moxque provincias. Les grands domaines! c'est la forme, en effet, sous laquelle cette action destructive se produisait; mais le principe du mał était l'esclavage. C'est l'esclavage qui, prenant possession des campagnes, chassait la classe libre vers la ville, c'est l'esclavage qui, dans ce séjour, lui disputait encore le tra

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«Taceant quibus Italia noverca est. Non efficietis ut solutos verear, «quos alligatos adduxi.» (Val. Max. VI, 11, 3. Cf. Aur. Vict. De vir. illustr. 58.) Le même mot se retrouve, quoique dans une phrase un peu différente, dans Vell. Paterc. II, IV, 4, et Plut. Apophth. Scip. Min. 22, p. 201.

2 Voyez encore ce qu'Appien dit du peuple de Rome. (B. civ. II, 120.)

vail: si bien qu'exclue de toutes les voies honnêtes, elle dépérissait dans la corruption, et laissait vide, dans la cité, cette place que les esclaves venaient encore y prendre, par l'affranchissement (41).

Mais le régime de l'esclavage, qui fit tant de mal à Rome, n'apportait-il point avec lui son remède par cet usage réparateur? L'esprit de Rome ne pouvait-il se continuer qu'avec son sang? et, si la race patricienne a passé avec ses priviléges, le peuple ne reste-t-il pas, renouvelé par toutes les races du monde, comme pour ouvrir les portes de la cité à toutes les nations? N'est-ce point là un des effets de l'affranchissement? N'est-ce point, par conséquent, un des titres de l'esclavage?—De tous les faits qui dérivent de l'esclavage, il n'en est pas, sans doute, de plus utile, de plus recommandable, que l'émancipation. Mais les effets de l'émancipation sont-ils de telle nature, qu'il faille, pour les perpétuer, maintenir parallèlement la servitude? C'est demander si l'esclavage, dans ce nouvel ordre de faits, est pour les peuples une source de corruption ou de vie; si l'émancipation est bonne, en ce qu'elle y puise ou en ce qu'elle le tarit. Faisons donc cette dernière épreuve; reprenons la question de l'affranchissement à Rome, examinons ce qu'il était dans son principe, dans ses formes, dans ses conséquences, et nous verrons quelle part il faut laisser, en effet, à l'esclat vage dans cette œuvre de liberté.

CHAPITRE X.

DE L'AFFRANCHISSEMENT.

La puissance du père de famille, si fortement établie dans l'esclavage, était peut-être plus marquée encore dans l'affranchissement. Par là, il pouvait faire passer l'esclave de la famille dans la cité, le rendre non-seulement libre, mais citoyen, disposant en son propre nom, comme membre de l'État, d'un privilége qui semblait réservé à la souveraineté publique1.

L'esclavage, dépendant entièrement de la volonté du maître, pouvait cesser par un simple acte de sa volonté; mais, pour que cet acte pût avoir un effet au dehors, il fallait qu'il fût manifesté d'une manière quelconque, et, de là, deux sortes d'affranchissements: l'affranchissement légal (manumissio justa), et l'affranchissement extralégal (minus justa). Nous en exposerons les formes et les effets, et ici encore, pour mieux connaître le droit ancien, sans toutefois le confondre avec le droit postérieur, nous emprunterons à la jurisprudence impériale les textes qui ne font évidemment que le maintenir, en le développant, et nous

1 Les Italiens, sous la république, recoururent plus d'une fois à ce moyen pour entrer dans la cité; ils y entraient par l'esclavage. On le défendit, sur la réclamation des villes alliées, qui voyaient le nombre de leurs citoyens se réduire, et leurs charges s'accroître d'autant. (Tite-Live, XLI, 8.) Mais le maître, privé de son droit sur ces esclaves fictifs, le garda sur les véritables esclaves.

réserverons pour la période suivante ceux qui, tout en l'interprétant, commencent à en modifier l'esprit.

L'affranchissement légal se bornait à certaines pratiques solennelles; il se faisait par adoption, par testament et sous deux formes plus spéciales, où la volonté du maître réclamait le concours du magistrat : par la vindicte et par le cens.

Nul doute que l'adoption ne doive compter parmi les formes légales d'affranchissement, puisqu'elle recevait de la loi sa sanction, et qu'avec le titre de fils elle conférait les droits de la famille. Cette forme, rare, j'en conviens, est pourtant mentionnée dès la république 1. L'affranchissement par testament, consacré par les douze tables 2, était beaucoup plus commun; par cet acte de dernière volonté, dont la loi déterminait les formes et confirmait les effets à l'avance, le maître réglait, comme il le voulait, la condition de son esclave: ou bien, il lui donnait directement la liberté (verbis directis), ou il chargeait son héritier de l'affranchir (verbis precativis). Dans le premier cas, on ne lui demandait qu'une chose, c'est que l'esclave fût en sa puissance, aux deux époques qui décidaient de la validité du testament, le jour où il était fait et le jour où il

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Apud Catonem bene scriptum refert antiquitas servos, si a do«mino adoptati sint, ex hoc ipso posse liberari. » (Instit. I, x1, 12.) (Ce Caton est le fils du Censeur.) Nous avons vu, dans les inscriptions, un exemple de l'adoption d'un verna. On avait voulu empêcher, cependant, que, par l'adoption, l'affranchi n'arrivât à tous les droits de l'ingénuité, en fraude de la loi. (Masurius Sabinus ap. Aul. Gell. V, 19.)

2 «Ut testamento manumissi liberi sint lex XII tabularum facit. » (Ulp. Fr. 1, 9.)

recevait une sanction irrévocable par la mort de son auteur 1; à la troisième époque, le jour où la succession était recueillie, l'esclave était libre2, ou, si la liberté ne lui était donnée qu'après un certain temps et sous condition, il était au moins « libre d'état » (stalu liber), en attendant qu'il le devînt de fait, comme de droit, par l'arrivée du terme ou par l'accomplissement de la condition 3. La seconde forme, la forme indirecte (verbis precativis), était employée quand l'esclave n'appartenait point au testateur; c'était à l'héritier de l'affranchir, s'il était à lui, ou de procurer son affranchissement, selon la volonté qui lui en était exprimée.

L'héritier qui, en exécution du testament, affranchissait l'esclave, devait prendre un des deux autres modes solennels indiqués plus haut: l'affranchissement par le cens ou par la baguette.

L'affranchissement par le cens, ne pouvant avoir lieu qu'aux époques du recensement, était une forme exceptionnelle et ne dura que jusqu'à Vespasien. Le maître présentait son esclave au censeur, déclarant sa volonté de l'affranchir; et le censeur l'inscrivait parmi les tribus romaines. L'affranchissement par la baguette était la

1 L. 35 (Paul) D., XL, Iv, De man. testam. Peu importe que l'esclave n'appartienne plus, au moment de la mort, au genre de service dans lequel il était compris par le testament. (L. 59, eod. )

2 L. 10 (Dioclét.) C. J., VII, 11, De testam. manum. Il n'en est pas autrement dans l'ancien droit.

3 Voyez le titre entier, D. XL, vII, De statu liberis.

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«Censu quoque manumittebantur qui lustrali censu, Romæ, jussu dominorum, inter cives romanos censum profitebantur.» (Ulp. Fragm. 1, 8. Cf. Dosithée, Fr. 17 et Cic. De orat. I, 40.) On demandait si la

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