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qu'ils ont traversés 1! Comme ils se rappellent l'un à l'autre leurs anciens exploits : « Des abus de confiance, des infidélités envers ton maître, de faux serments jurés, à bon escient, dans les termes les plus solennels, des effractions de murailles, des vols manifestes, et tant d'éloquentes défenses plaidées en haut lieu contre huit madrés, intrépides et forts licteurs.-Tu dis vrai, ... et toi-même que de fois tu as récompensé les procédés honnêtes par l'infidélité;... que de parjures, que de vols sacriléges, que de dommages, d'ennui, de scandale causés à tes maîtres! Que de dettes et de dépôts reniés!..... Que de luttes où tu as mis sur les dents, par la dureté de ta peau, huit grands estafiers armés de bouleaux pliants! T'ai-je rendu galamment la pareille? Comme j'ai loué mon collègue. -Oh! d'une manière tout à fait digne de toi, de moi, de notre génie 2. Ils ne se bornent pas à se vanter du passé; ils plaisanteront à l'approche même du supplice : « Quel est l'homme, dit Tranion dans la Mostellaria, qui veut gagner un peu d'argent en se laissant aujourd'hui conduire au supplice à ma place? Où sont ces roués, ces useurs de fers? Je donne un talent au premier qui courra sur cette croix, mais à la condition qu'on l'attache doublement et

Perfidiæ laudes gratiasque habemus merito magnas,
Quom nostris sycophantiis, dolis, astutiisque,
Scapularum confidentia, virtute almorum freti,
Qui advorsum stimulos, laminas, crucesque, conpedesque,
Nervos, catenas, carceres, numellas, pedicas, boias
Indoctoresque acerrumos, gnarosque nostri tergi,
Qui sæpe ante in nostras scapulas cicatrices indiderunt.
(Plaute, Asin. III, u, 527.)

Ibid. 540-555 (trad. de M. Naudet).

des pieds et des bras1. » Ainsi la mort n'a plus pour eux de terreur; ils la bravent quand ils semblent la fuir, et avec quel dédain ils l'attendent : « Je sais que la croix sera ma dernière demeure. C'est là que reposent mes ancêtres, mon père, mon aïeul, mon bisaïeul, mon trisaïeul 2 ! »

Sans doute, il faut faire, dans ces plaisanteries', la part du poëte et des habitudes du théâtre. Il a beau jeu de railler de ces supplices et d'en faire rire les spectateurs : c'est la loi de la comédie 3; mais on ne peut méconnaître que de telles mœurs ne soient aussi dans la nature, et ajoutons même que c'est le résultat le plus net des mauvais traitements. Comment, en effet, eût-on réussi à conduire l'esclave vers la vertu, quand, par un régime tout bestial, on le poussait hors de la nature de l'homme? Et comment, sur cette pente de la vie animale où il ne pouvait trouver de bien que dans la satisfaction des sens, la crainte du mal physique eût-elle pu avoir assez de force

Ubi sunt isti plagipatidæ, ferritribaceis viri?

Ego dabo ei talentum, primus qui in crucem excucurrerit :
Sed ea lege, ut adfigantur bis pedes, bis brachia.

(Plaute, Mostell. II, 1, 351-357.)

Scio crucem futuram mihi sepolchrum :

Ibi mei majores sunt siti, pater, avos, proavos, abavos.

(Plaute, Mil. glor. II, IV, 374.)

Il y a dans l'histoire plus d'un exemple de ce mépris de la mort chez les esclaves. L'un d'eux, accusé d'un meurtre, s'avoua constamment coupable à la torture, et fut puni du dernier supplice; le prétendu mort revint. (Val. Max. VIII, v, 2.)

3 « La comédie regarde le ridicule de ses personnages comme la partic principale du plaisir qu'elle procure; les rôles des Daves, des Tibius et des cuisiniers, en sont la preuve.» (Lucien, Saltat. 29.)

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verges,

pour retenir ses instincts déréglés? Plus on le ravalait vers la bête, plus on l'enfonçait dans le vice, et il fallait bien qu'on le reconnût, même au théâtre : « On se fait tort à battre certains esclaves; car ils sont ainsi faits, ces fléaux de verges, et tel est leur système. Dès qu'une occasion se présente prends, pille, tiens, happe, bois, mange, fuis, voilà leur affaire1. « Des chaînes, des des meules, la cruauté, les supplices, et il en devient plus mauvais 2. » Et le mal ne comportait guère de remède3, car c'étaient là les vraies et légitimes influences de l'esclavage. Or que fallait-il pour qu'elles eussent porté leur fruit? Une année. Une année de service : voilà ce qui était jugé suffisant pour corrompre la nature de l'homme. Au bout d'un an, l'esclave devenait veterator, et il y avait action rédhibitoire contre celui qui l'aurait vendu comme novice... Et qu'on parle encore de l'éducation de l'esclavage, devant ce texte de la loi 4!

Mais les mauvais traitements n'eurent pas seulement pour effet d'endurcir l'esclave; ils pouvaient, loin d'amortir en lui le sentiment, le surexciter jusqu'à l'impatience

Quos dum ferias, tibi plus noceas; eo enim ingenio hi sunt flagritribæ :
Qui hæc habent consilia, ubi data obcasio 'st, rape, clepe, tene, harpaga,
Bibe, es,
fuge, hoc est eorum opus.

(Plaute, Pseudol. I, 11, 134.)

Vincla, virga, molæ, sævitudo, mala:

2

Fit pejor.

(Plaute, Fr. 1, 37, e Bacchid.)

3

Fui ego bellus, lepidus, bonus vir nunquam, neque frugi bonæ,
Neque ero unquam: ne tu spem ponas me bonæ frugi fore.

(Captiv. V, 11, 890.)

* L. 37, D., XXI, 1, De ædil. ed. (Voir ci-dessus, p. 65.)

du joug, et, parmi tant de passions mauvaises, provoquer la plus terrible, celle de la haine et de la vengeance.

Ces réactions tiennent par leurs causes aux influences de l'esclavage sur les classes serviles, et par leurs effets à celles qu'il put avoir sur les classes libres elles-mêmes. Leur histoire abrégée fera la transition naturelle de l'un à l'autre de ces deux sujets.

CHAPITRE VIII.

REACTION DE L'ESCLAVAGE.

GUERRES SERVILES,

GUERRES CIVILES.

« Ce n'est pas seulement lorsque l'on est revêtu d'un pouvoir politique qu'il convient de traiter avec douceur ceux qui dépendent de notre autorité; mais, dans la vie privée même, la prudence nous prescrit d'user d'humanité envers nos domestiques; car, si, dans la cité, l'arrogance et l'extrême sévérité font naître les discordes civiles entre les citoyens, de même, dans les maisons des simples particuliers, des vices semblables engendrent les complots des esclaves contre les maîtres, et quelquefois donnent lieu à d'effrayantes rébellions qui menacent le repos des villes : plus les maîtres sont cruels et injustes, plus les hommes rangés sous leurs lois finissent par pousser leur ressentiment jusqu'à la férocité. Celui que la fortune a placé dans une condition inférieure peut consentir à céder à ceux que le sort a mis au-dessus de lui les honneurs et la gloire ; mais, lorsqu'il se voit privé de la bienveillance à laquelle il a de justes droits, l'esclave révolté traite ses maîtres en ennemis 1. >>

Voilà le jugement que Diodore de Sicile, éclairé par l'histoire, portait sur le régime de l'esclavage, voilà les garanties qu'il réclamait pour les esclaves, les dangers qu'il

1 Diod. Fragm. XXXIV et XXXV, 11, 33 (éd. Didot); trad. de Miot, t. VII, p. 255.

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