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CHAPITRE II.

DES SOURCES DE L'ESCLAVAGE À ROME.

Rome tira ses esclaves des mêmes sources que la Grèce, et la jurisprudence les rapportait à deux catégories: on naissait ou on devenait esclave (servi autem nascuntur aut fiunt)1.

"

On naissait esclave: ce droit des maîtres sur la postérité de leurs serviteurs ne pouvait pas subir de réduction chez un peuple qui environna la propriété d'une sorte de consécration civile, élevant le domaine quiritaire au-dessus du droit commun. Aussi, quand, plus tard, on verra se partager les plus illustres jurisconsultes, « les princes de la cité,» sur ce point : l'enfant de la femme esclave est-il un fruit2? ne croyez pas que son état soit mis en litige. Ce n'est pas la nature qui le dispute au maître, mais l'usufruitier; c'est une question de propriété et non de liberté. Tant que l'esclavage fut contenu en des bornes assez étroites par la simplicité des mœurs, la proportion dut être plus égale entre les hommes et les femmes, leur

1 Instit. I, III,

α

4.

« Vetus fuit quæstio an partus (ancillæ) ad fructuarium pertineret? «Sed Bruti sententia obtinuit fructuarium in eo locum non habere. Ne«que enim in fructu hominis homo esse potest. » L. 68 (Ulp.), D., VII, 1, De usufr. Cf. Gaius, 1. 28, D., XXII, 1, De usuris, reproduit dans les Institutes, II, 1, 37, et Cicéron, De finib. I, 4: « An partus ancillæ sit ne «< in fructu habendus disseretur inter principes civitatis P. Scævolam, « M. Manilium; ab hisce Brutus dissentiet. »>

union plus commune; et les enfants coûtaient moins à élever dans les habitudes à peu près générales de la vie des champs. Les Romains semblaient compter sur ce produit comme sur les autres, chaque printemps d'où le nom de verna (printanier), donné aux enfants des esclaves. Quand le domaine du citoyen s'étendit, on trouvait moyen de rendre plus vite les mères au travail, en n'en retenant qu'une pour élever les nourrissons 2. Ainsi alors encore on avait dans ces conditions quelque avantage à la reproduction des esclaves. C'est une source de richesse que le père de famille ne doit pas négliger, et Columelle, comme tous ceux qui ont traité de l'économie rurale, veut qu'on encourage la fécondité des femmes esclaves3. Les enfants donnent plus de prix à la mère, comme les agneaux à la brebis. Virgile parle dans les mêmes termes des petits pendus à leurs mamelles,

Geminique sub ubere nati",

et Horace, quand il cherche ses inspirations au foyer de la famille, range avec complaisance l'essaim des jeunes esclaves parmi les richesses de la maison:

1

Positosque vernas ditis examen domus

Circum renidentes lares 5.

«Vernæ appellantur ex ancillis civium romanorum vere nati, quod

« tempus anni maxime naturalis feturæ est. » (Fest. Fragm. Paul. Diac. Excerpt. xix, p. 373, éd. C. O. Müller.)

2

Quid! nutrici non missurus quidquam quæ vernas alit.

3 Colum. I, VIII, 19.

(Plaut. Mil. glor. III, 1, 698.)

Eneid. V, 285. Cf. Eclog. III, 30.

5 Epod. 11, 65. Cf. Sat. II, v1, 66, et Martial, Epigr. III, LVIII, 22.

Cette origine, la plus chère à la famille, à cette première époque où l'enfant de l'esclave pouvait se jouer avec les fils du maître, dans les simples habitudes de la vie des champs, perdit, comme on l'a vu en Grèce, de son caractère, quand l'esclavage se développa et que les distances s'élargirent entre les deux races. Alors le jeune esclave, conçu et élevé dans cette dégradation de la vie servile, n'apparut souvent qu'avec la double flétrissure de sa naissance et de son éducation. Mais pourtant il put encore arriver qu'heureusement rapproché du père de famille par des relations plus habituelles, il y trouvât un titre à son affection et à ses faveurs: on a l'exemple d'un jeune verna adopté par son maître 1. Ce put être aussi comme une marque de distinction parmi cette foule de serviteurs achetés: des esclaves, des affranchis en retenaient le nom sur leur tombeau 2.

On devenait esclave; et, pour parler d'abord des sources intérieures, la volonté du père, l'action du créancier, et la force de la loi pouvaient y concourir, selon les modes divers qui leur étaient propres. Le père était maître absolu de la vie qu'il avait donnée à son enfant. Mis au

2

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1 « VERNA LOCO F. HABitus. » (Orelli, Inscr. n. 2808.) - Ce nom de verna est donné même à une fille dans les inscriptions 2809 et 2810. «D. M. | M. ULPIO AUG. LIB. | VERNÆ | AB EPISTULIS | LATINIS | VI«BIA THISBE | UXOR | INFELICISSIMA.» (Fabretti, Inscr. antiq. p. 296, n. 256. Cf. n. 257, et p. 41, n. 224, et Orelli, Inscr. n. 2789.) Dans une autre inscription (2812), des esclaves achetés (emptitii) élèvent un tombeau à un verna. Relevons une exagération évidente dans cette assertion de Cornélius Népos, que, parmi les nombreux esclaves d'Atticus, il n'y en avait pas un qui ne fût né chez lui: «neque tamen horum «quemquam nisi domi natum. » (Vit. P. Att. 13.)

monde, il fallait que l'enfant fût accueilli, relevé par lui, pour continuer de vivre1; et, de même qu'autrefois il pouvait le tuer, de même qu'il devait l'exposer en certaines circonstances2, il conservait le droit de le vendre: droit si entier et si fort, que la vente avec tous les symboles de l'aliénation civile ne suffisait pas pour le détruire. Il reparaissait dès que l'acheteur renonçait à son titre par l'affranchissement, et il pouvait, par une vente nouvelle, s'abdiquer encore sans s'éteindre; à la troisième fois seulement, il était épuisé3. Ainsi la puissance du père de famille, qui était, nous l'avons dit, l'expression la plus complète de la puissance de Rome, n'était nulle part plus absolue que sur les êtres qui tenaient à lui par les liens les plus étroits, par les nœuds de la nature et du sang; et le jurisconsulte en parlait avec orgueil, comme de la grandeur de sa patrie: Fere enim nulli alii sunt homines qui talem in filios suos habeant potestatem, qualem nos habemus".

Le pouvoir d'exposer ou de vendre les enfants fut. reconnu au père et se perpétua à tous les âges de Rome, avec les différences qui tenaient à la nature de ces deux

1 Amphitryon autorise Alcmène à relever l'enfant pour lui, en son

absence :

Quod erit gnatum tollito.

(Plaute, Amphitr. I, III, 344, et la note de M. Naudet.)

A la mort

de Germanicus, on exposa des enfants commè nés en un jour néfaste : "partus conjugum expositi. » (Suét. C. Calig. 5.)

2 Cic. De legib. III, 8; Denys d'Halic. II, 26 et 27.

3 «Si. pater. filium. ter. venum. duit. filius. a. patre. liber. esto » (Ulp. fr. x pr. Cf. Denys d'Halicarnasse, II, 27.)

Gai. Inst. comm. I, 55.

choses. L'enfant exposé ne devenait point par le fait même l'esclave de celui qui l'avait recueilli: de l'un à l'autre il n'y avait qu'un rapport d'élève à éleveur (alumnus, nutritor)1; ce n'était qu'une question d'aliment, et Trajan, consulté par Pline, répondait qu'en aucun cas elle ne devait porter préjudice à la liberté2. Car la liberté était le droit de la naissance, droit imprescriptible, s'il n'était aliéné; or le père, en exposant son fils, ne l'avait point livré3. Il en était autrement de la vente; ici le père abdiquait bien son pouvoir et le transmettait avec tous ses

1 Ce sont les noms qui leur sont donnés dans les auteurs anciens et dans les inscriptions. (Orelli, Inscr. n. 2795, 2796, 2816, 4673 et 4674; et Suét. De ill. gramm. 7.) Dans les déclamations de Sénèque, le père, dans celles qu'on attribue à Quintilien, il y a plusieurs allusions à des faits et à des rapports de ce genre. (Quintil. Declamat. CCXL, CCLXXVIII et CCCLXXII.)

2 «Quæstio ista, quæ pertinet ad eos qui liberi nati, expositi, deinde «sublati a quibusdam et in servitute educati sunt, sæpe tractata est... .... ❝et ideo nec assertionem denegandam iis, qui ex ejusmodi causa in li«bertatem vindicabuntur, puto; neque ipsam libertatem redimendam pretio alimentorum. » (Plin. Epist. X, 71 et 72.) On a des exemples de ces réclamations (assertiones) par les parents. (Suét. De illustr. gramm. 21.) L'auteur des déclamations attribuées à Quintilien prend l'exemple d'un père qui, après avoir repris son fils en remboursant les aliments, réclamait, en outre, une somme de dix mille sesterces, assignée au père d'adoption pour un acte de courage de son fils supposé. Il fait repousser cette demande. (CCLXXVIII, t. VI, p. 142-145.) Voir, plus loin, les lois de Dioclétien, de Constantin et de Justinien, sur ce sujet. 3 Sénèque le père dit, il est vrai (Controv. V, 33) Expositi in «nullo numero sunt; servi sunt : hoc legumlatori visum est. » Dans le doute, il affirme ici au profit de sa cause; mais cela ne résultait pas des principes, et encore moins d'une loi positive, comme le prouvent les textes précédents.

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