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EPITRE PREMIERE.

AU ROI.

GRAND ROI, c'est vainement qu'abjurant la satire
Pour toi seul désormais j'avois fait vœu d'écrire.
Dès que je prends la plume, Apollon éperdu
Semble me dire: Arrête, insensé : que fais-tu ?
Sais-tu dans quels périls aujourd'hui tu t'engages?
Cette mer où tu cours est célebre en naufrages.
Ce n'est pas qu'aisément, comme un autre, à ton char
Je ne pusse attacher Alexandre et César;

Qu'aisément je ne pusse, en quelque ode insipide,
T'exalter aux dépens et de Mars et d'Alcide;
Te livrer le Bosphore, et, d'un vers incivil,
Proposer án sultan de te céder le Nil:
Mais, pour te bien louer, une raison sévere
Me dit qu'il faut sortir de la route vulgaire ;
Qu'après avoir joué tant d'anteurs différents,
Phébus même auroit peur s'il entroit sur les rangs;
Que par des vers tout neufs, avoués du Parnasse,
Il faut de mes dégoûts justifier l'audace ;
Et, si ma muse enfin n'est égale à mon roi,
Que je prête aux Cotins des armes contre moi.
Est-ce là cet auteur, l'effroi de la Pucelle,
Qui devoit des bons vers nous tracer le modele,
Ce censeur, diront-ils, qui nous réformoit tous?
Quoi! ce critique affreux n'en sait pas plus que nous!
N'avons-nous pas cent fois, en faveur de la France,
Comme lui dans nos vers pris Memphis et Byzance,
Sur les bords de l'Euphrate abattu le turban,
Et coupé, pour rimer, les cedres du Liban?
De quel front aujourd'hui vient-il, sur nos brisées,
Se revêtir encor de nos phrases usées?

Que répondrois-je alors? Honteux et rebaté, J'aurois beau me complaire en ma propre beauté, Et, de mes tristes vers admirateur unique, Plaindre, en les relisant, l'ignorance publique: Quelque orgueil en secret dont s'aveugle un auteur, Il est fâcheux, grand roi, de se voir sans lecteur, Et d'aller, du récit de ta gloire immortelle, Habiller chez Francœur (1) le sucre et la cannelle. Ainsi, craignant toujours un funeste accident, J'imite de Conrart (2) le silence prudent: Je laisse aux plus hardis l'honneur de la carriere, Et regarde le champ, assis sur la barriere. Malgré moi toutefois un mouvement secret Vient flatter mon esprit qui se tait à regret. Quoi! dis-je tout chagrin, dans ma verve infertile, Des vertus de mon roi spectateur inutile, Faudra-t-il sur sa gloire attendre à m'exercer Que ma tremblante voix commence à se glacer? Dans un si beau projet, si ma muse rebelle N'ose le suivre aux champs de Lille et de Bruxelle, Sans le chercher aux bords de l'Escaut et du Rhin, La paix l'offre à mes yeux plus calme et plus serein. Oui, grand roi, laissons là les sieges, les batailles : Qu'un autre aille en rimant renverser des murailles; Et souvent, sur tes pas marchant sans ton ayeu, S'aille couvrir de sang, de poussiere et de feu. A quoi bon, d'une muse au carnage animée, Echauffer ta valeur déja trop allumée ? Jouissons à loisir du fruit de tes bienfaits, Et ne nous lassons point des douceurs de la paix. Pourquoi ces éléphants, ces armes, ce bagage, Et ces vaisseaux tout prêts à quitter le rivage?

(1) Fameux épicier.

(2) Fameux académicien qui n'a jamais rien écrit.

Disoit au roi Pyrrhus un sage confident (1),
Conseiller très sensé d'un roi très imprudent.

Je vais, lui dit ce prince, à Rome où l'on m'appelle.
Quoi faire? L'assiéger. L'entreprise est fort belle,
Et digne seulement d'Alexandre ou de vous:
Mais, Rome prise enfin, seigneur, où courons-nous?
Du reste des Latins la conquête est facile.

Sans doute, on les peut vaincre : est-ce tout? La Sicile
De là nous tend les bras, et bientôt sans effort
Syracuse reçoit nos vaisseaux dans son port.
Bornez-vous là vos pas? Dès que nous l'aurons prise,
Il ne faut qu'un bon vent, et Carthage est conquise.
Les chemins sont ouverts : qui peut nous arrêter ?
Je vous entends, seigneur, nous allons tout domter:
Nous allons traverser les sables de Libye,
Asservir en passant l'Egypte, l'Arabie,
Courir delà le Gange en de nouveaux pays,
Faire trembler le Scythe aux bords du Tanaïs,
Et ranger sous nos lois tout ce vaste hémisphere.
Mais, de retour enfin, que prétendez-vous faire?
Alors, cher Cinéas, victorieux, contents,

Nous pourrons rire à l'aise, et prendre du bon temps.
Hé, seigneur, dès ce jour, sans sortir de l'Epire,
Du matin jusqu'au soir qui vous défend de rire?
Le conseil étoit sage et facile à goûter:
Pyrrhus vivoit heureux s'il eût pu l'écouter.
Mais à l'ambition d'opposer la prudence,
C'est aux prélats de cour prêcher la résidence.
Ce n'est pas que mon cœur du travail ennemi
Approuve un fainéant sur le trône endormi:
Mais, quelques vains lauriers que promette la guerre,
On peut être héros sans ravager la terre.

Il est plus d'une gloire. En vain aux conquérants

(1) Plutarque, dans la vie de Pyrrhus.

L'erreur, parmi les rois, donne les premiers rangs;
Entre les grands héros ce sont les plus vulgaires.
Chaque siecle est fécond en heureux téméraires;
Chaque climat produit des favoris de Mars;
La Seine a des Bourbons, le Tibre a des Césars:
On a vu mille fois des fanges meotides

Sortir des conquérants, goths, vandales, gépides.
Mais un roi vraiment roi, qui, sage en ses projets,
Sache en un calme heureux maintenir ses sujets,
Qui du bonheur public ait cimenté sa gloire,
Il faut pour le trouver courir toute l'histoire.
La terre compte peu de ces rois bienfaisants :
Le ciel à les former se prépare long-temps.
Tel fut cet empereur (1) sous qui Rome adorée
Vit renaître les jours de Saturne et de Rhée;
Qui rendit de son joug l'univers amoureux;
Qu'on n'alla jamais voir sans revenir heureux;
Qui soupiroit le soir, si sa main fortunée
N'avoit par ses bienfaits signalé la journée.
Le cours ne fut pas long d'un empire si doux.
Mais où cherché-je ailleurs ce qu'on trouve chez
nous?

Grand roi, sans recourir aux histoires antiques,
Ne t'avons-nous pas vu dans les plaines belgiques,
Quand l'ennemi vaincu, désertant ses remparts,
Au-devant de ton joug couroit de toutes parts,
Toi-même te borner, au fort de ta victoire,
Et chercher dans la paix (2) une plns juste gloire?
Ce sont là les exploits que tu dois avouer;

Et c'est par là, grand roi, que je te veux louer.
Assez d'autres sans moi, d'un style moins timide,
Suivront aux champs de Mars ton courage rapide;

(1) Titus,

(2) La paix de 1668.

Iront de ta valeur effrayer l'univers,

Et camper devant Dôle (1) au milieu des hivers. Pour moi, loin des combats, sur un ton moins ter

rible,

Je dirai les exploits de ton regne paisible:

Je peindrai les plaisirs en foule renaissants ;
Les oppresseurs du peuple à leur tour gémissants.
On verra par quels soins ta sage prévoyance
Au fort de la famine entretint l'abondance (2):
On verra les abus par ta main réformés ;
La licence et l'orgueil en tons lieux réprimés (3);
Du débris des traitants ton épargne grossie (4);
Des subsides affreux la rigueur adoucie (5);
Le soldat, dans la paix, sage et laborieux (6);
Nos artisans grossiers rendus industrieux (7);
Et nos voisins frustrés de ces tributs serviles
Que payoit à leur art le luxe de nos villes.
Tantôt je tracerai tes pompeux bâtiments,
Du loisir d'un héros nobles amusements.
J'entends déja frémir les deux mers étonnées (8)
De voir leurs flots unis au pied des Pyrénées.
Déja de tous côtés la chicane aux abois
S'enfuit au seul aspect de tes nouvelles lois (9).

(1) Le roi venoit de conquérir la Franche-Comté en plein hiver.

(2) Ce fut en 1663.

(3) Plusieurs édits donnés pour réformer le luxe. (4) La chambre de justice.

(5) Les tailles furent diminuées de quatre millions. (6) Les soldats employés aux travaux publics. (7) Etablissement en France des manufactures. (8) Le canal de Languedoc.

(9) L'ordonnance de 1667.

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