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Un jour au flanc je fus blessée
Par un biscaïen mal venu;
Les chirurgiens m'ont pansée,
Et mon sexe fut reconnu.

» C'est alors que j'obtins dispense De porter mon déguisement,

Et qu'on m'offrit, en récompense,

La cantine du régiment.

Les soldats m'appelaient leur mère,
Et je leur disais : Mes enfants!
La belle fête que la guerre,

Quand les Français sont triomphants!

>> Nous avons fait le tour du monde.
J'ai pris part à tous les combats,
En donnant à boire à la ronde,
Aux généraux comme aux soldats.
Toujours, qu'on en garde mémoire!
Je m'en allais à pas pressés,
Moins pour « rafraichir la victoire »
Que pour secourir les blessés.

» Sans pouvoir calmer la souffrance,
Souvent mon cœur a dû gémir.
Combien, loin du beau ciel de France,
Dans mes bras j'en ai vu mourir!
Je vous raconte mon histoire,
Puisque vous daignez l'écouter :
D'un récit difficile à croire,
Il ne faut pas toujours douter.

>> On ne sait pas faire fortune
Quand on a le cœur généreux;
Mais sans envie et sans rancune,
On vit peut-être plus heureux.
Bouvet méprisait les richesses,
Du sort cette vaine faveur;
Il n'aimait rien que mes caresses;
Moi, je l'aimais de tout mon cœur.

» Lorsque la mort vint me le prendre, Un affreux jour, subitement,

Ah! j'ai senti mon cœur se fendre
Et j'ai quitté le régiment.

Temps de revers, de deuil, de larmes!

Chez nous, il ne faisait plus bon:

Le sort avait trahi nos armes !...

Je m'en revins à Besançon.

» J'aurais pu faire une courbette
A Marulaz; car ce brutal,

Qu'un jour j'avais connu trompette,
Etait devenu général.

Comme gouverneur de la place
Confiée à sa brave main,

S'il était froid comme la glace,
J'eus tort de le croire inhumain.

» Il aurait de la cantinière
Reconnu les traits amaigris;
Car c'est moi qui vins la première
Pour lui céder mon cheval gris,
Quand par un éclat de mitraille
Le sien sous lui tomba percé,
Au cours de la grande bataille
Où le Prussien fut renversé.

>> Mais je repris avec courage
Le métier que je connaissais.
Spéculant sur le jardinage,
Du trafic je me nourrissais.
J'allais deux fois chaque semaine
Vendre à Baume une cargaison
De légumes, qu'avec grand' peine
J'y menais en toute saison.

» D'abord j'avais une charrette,
Avec un tout petit cheval,
Jument, qui s'appelait Lisette;
Parfois j'allais jusqu'à Clerval;

Mais la route était malaisée;
Ma bête, qui ne me coûtait
Que six francs, fut bientôt usée;
Depuis longtemps elle butait.

>> J'ai pu me procurer un âne,
Avec l'argent que j'eus du cuir.
Zédos n'avait pas bel organe :
Il vous aurait souvent fait fuir;
Mais il faisait bien mon affaire;
Sans courir, il marchait longtemps;
Et quand il s'abstenait de braire,
Avec lui j'avais du bon temps.

>> Plus tard, comme dans ma jeunesse,
Je n'eus plus qu'un chien pour ami.
Souvent, honteux de ma faiblesse,
A mes pieds il s'est endormi;
Car il faut bien que je vous dise
Le défaut qui me nuit beaucoup :
Quand j'ai vendu ma marchandise,
Je bois parfois un petit coup.

» L'âge rend tout bien difficile.
Avant d'entrer à l'hôpital,
Je n'avais d'autre domicile
Que l'escalier du tribunal,

Où les juges, par complaisance,

Ou plutôt par humanité,

Ont longtemps souffert ma présence,

Nuit et jour, hiver comme été.

» Oui, je couchais là, sur la paille,
Entre le banc et l'escalier;
L'épaule contre la muraille,
La pierre en guise d'oreiller.
Souvent je me suis réveillée,

Car j'y dormais par tous les temps,
Couverte de neige ou mouillée :
C'était un souvenir des camps! »

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HISTOIRE

DES ENFANTS ABANDONNÉS ET DÉLAISSÉS

RAPPORT SUR UN OUVRAGE DE M. LÉON LALLEMAND

Par M. Edouard BESSON.

Séance du 16 décembre 1885.

MESSIEURS,

Parmi les problèmes sociaux dont la solution préoccupe au plus juste titre à la fois le penseur, le moraliste et le jurisconsulte, il n'en est pas à coup sûr de plus important et de plus compliqué tout ensemble, que celui de la protection de l'enfance abandonnée ou délaissée. Cette question générale, outre qu'elle a trait à celle si grave et si prépondérante de nos jours du chiffre de la population, soulève en effet un grand nombre de questions particulières d'ordre absolument divers et plus souvent contradictoire, qu'il semble au premier abord impossible de résoudre en même temps d'une manière conforme à la vérité et à la justice. Comment, par exemple, venir en aîde à des enfants qui le plus souvent sont les produits du vice sans encourager le vice lui-même ? Et, le principe des secours une fois établi, comment devra-t-on procéder à leur distribution? Seront-ils prodigués avec un tel aveuglement que les familles régulières elles-mêmes se trouvent excitées à y prendre leur part, et à remettre à la charité publique, avec l'éducation de leurs enfants, l'exécution du plus sacré de leurs devoirs ? Et pourtant ce genre de bienfaisance ne doit-il pas avant tout être entouré d'un mystère sans lequel il ne serait que rarement acceptable? Ainsi naissent la question des tours, celle des secours aux filles

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