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en montrera quelques-uns qui se sont attachés avec succès aux deux derniers genres, très-peu qui aient pu atteindre jusqu'au sublime, et encore moins qui aient réussi dans tous les trois ensemble.

Ce qui rend ici le succès si difficile et si rare, c'est que les qualités excellentes qui forment les trois sortes de style dont nous parlons ont chacune tout près d'elles un défaut qui se pare de leur nom, qui leur ressemble en effet jusqu'à un certain point, mais qui les altère et les corrompt en voulant les pousser trop loin, et qui fait dégénérer la simplicité en bassesse, l'ornement en vaine parure, le grand et le sublime en une enflure fastueuse : car il en est du style comme de la vertu : il y a dans l'un et dans l'autre certaines mesures et certains tempéraments à garder, sans quoi l'on donne dans un excès vicieux :

Est modus in rebus, sunt certi denique fines,
Quos ultra citraque nequit consistere rectum.

Excès d'autant plus à craindre, qu'il semble naître de
la vertu même, et se confondre avec elle.

Les Grecs appellent cet excès κακόζηλον, mauvaise affectation. Elle peut se trouver dans les trois genres de style, lorsqu'on va au-delà du bon et du vrai, que l'esprit n'est point guidé par le jugement, et qu'on se laisse éblouir par la fausse apparence du bon : ce qui est, en matière d'éloquence, le plus grand et le plus dangereux de tous les défauts; parce qu'au lieu qu'on évite les autres, celui-ci est recherché.

Kaxónλov, id est mala affectatio, per omne dicendi genus peccat... Ita vocatur, quidquid est ultra virtutem, quoties ingenium judicio ca

ret, et specie boni fallitur: omnium
in eloquentia vitiorum pessimum;
nam cætera quum vitentur, hoc pe-
titur.» (QUINT. lib. 8, cap. 3.)

Horat. [1.1

sat. 1, 106.]

Il est aussi I une vertu commune à tous les genres de style, et je finirai par cette réflexion. Il y a parmi les orateurs, et l'on en doit dire autant des historiens, des poètes, et de tous les écrivains, une variété infinie de styles, de génies, de caractères, qui met entre eux une très-grande différence, sans qu'on puisse en trouver un seul qui ressemble parfaitement à un autre. Cependant il y a aussi entre eux une sorte de ressemblance secrète, et comme un lien commun qui les rapproche et les réunit. J'entends par là un certain goût exquis et délicat, une sorte de teinture du vrai et du beau, une manière de penser et de s'exprimer puisée dans la nature même, enfin un je ne sais quoi que l'on sent mieux qu'on ne peut l'expliquer, qui fait discerner à un lecteur judicieux et sensé les ouvrages tant anciens que modernes qui sont marqués au coin de la bonne antiquité.

Voilà à quoi les jeunes gens qui songent à s'avancer dans les belles-lettres doivent principalement donner leurs soins et leur application : je veux dire à étudier dans les ouvrages ces beautés naturelles qui sont de tous les siècles et de toutes les langues, et à se les rendre familières par une lecture sérieuse et réitérée des auteurs où elles se trouvent, pour en venir à ce point de les discerner au premier coup-d'œil, et, si j'osais m'exprimer ainsi, de les sentir presqu'à l'odorat.

<< Habet omnis eloquentia aliquid commune.» (QUINT. lib. 10, cap.2.)

ARTICLE PREMIER.

DES ORATEURS GRECS.

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§ I. Siècle où l'éloquence a le plus fleuri à Athènes.

La Grèce, si fertile en beaux génies pour tous les autres arts, a été long-temps stérile par rapport à l'éloquence, et l'on peut dire qu'avant Périclès elle ne faisait encore en quelque sorte que balbutier, et que jusque-là elle avait eu peu d'idée et fait peu de cas du talent de la parole. Ce fut à Athènes que l'éloquence commença à jeter de l'éclat. Et il ne faut pas s'étonner qu'il se fût déja passé plusieurs siècles, sans qu'elle y eût été mise en honneur. Ce n'est pas parmi les soins de l'établissement d'un état, ni dans le trouble des guerres, qu'elle a coutume d'être cultivée. Amie de la paix et de la tranquillité, il lui faut, si j'ose ainsi m'exprimer, pour berceau une république déja bien affermie et bien policée.

2

Mais ce qui doit paraître étonnant 2, c'est que l'éloquence, presque encore naissante, et dès ses premiers commencements (car c'est au temps de Périclès que

I « Græcia... omnes artes vetustiores habet, et multò antè non inventas solùm, sed etiam perfectas, quàm est a Græcis elaborata vis dicendi atque copia. In quam quum intueor, maximè mihi occurrunt, Attice, et quasi lucent Athenæ tuæ, qua in urbe primùm se orator extulit... Non in constituentibus rempublicam nec

in bella gerentibus... nasci cupiditas dicendi solet. Pacis est comes, otiique socia, et jam benè constitutæ civitatis quasi alumna quædam eloquentia.» (Cic. in Brut. n. 26 et 45.)

2 « Hæc ætas prima Athenis oratorem propè perfectum tulit.» (Ibid. n. 45.)

Cicéron en fixe l'époque), soit tout d'un coup parvenue à une si haute perfection. Avant Périclès1 on n'avait aucun discours, aucun ouvrage où il parût quelque lueur de beauté et d'ornement, ni qui ressentît l'orateur : et ses discours brillaient déja de ce qu'il y a de plus beau, de plus fort et de plus sublime dans l'élo

quence.

Périclès ayant en vue de se rendre puissant dans la république, et de dominer dans les assemblées du peuple, regarda l'éloquence comme l'instrument le plus nécessaire pour parvenir à ses fins, et il y donna toute son application. La beauté naturelle de son génie lui fournissait toutes les ressources nécessaires, et l'étude profonde 2 qu'il avait faite de la philosophie sous Anaxagore lui avait appris par quels ressorts on remue et on tourne à son gré le cœur des hommes. Il employait avec un art merveilleux, tantôt la douceur de l'insinuation pour persuader, tantôt la force des grands mouvements pour abattre et renverser. Athènes qui voyait luire dans son sein une nouvelle lumière, charmée des graces et de la sublimité de ses discours, admirait son éloquence3, et la craignait. On a remarqué que 4, dans le temps même

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qu'il s'opposait aux volontés du peuple avec une sorte de roideur inflexible, il savait lui plaire, et avait l'adresse de le ramener insensiblement à son avis. Aussi les poètes comiques dans leurs satires contre lui (car alors les plus puissants de la république n'y étaient point épargnés) disaient à sa louange, d'un côté, que la déesse de la persuasion avec toutes les graces résidait sur ses lèvres ; de l'autre, qu'il tonnait et foudroyait1, tant ses discours avaient de véhémence, et qu'il laissait toujours une sorte d'aiguillon dans l'ame de ses auditeurs.

Par ce rare talent de la parole 2, Périclès vint à bout de se conserver pendant quarante ans de suite, tant paix qu'en guerre, une entière autorité sur le peuple du monde le plus inconstant et le plus capricieux, et en même temps le plus jaloux de sa liberté, dont il fallait tantôt relever le découragement dans les disgraces qui lui arrivaient, tantôt rabattre la fierté et arrêter les fougues dans les heureux succès. On voit par là ce que peut l'éloquence, et quel cas on en doit faire.

Quoique Périclès n'ait laissé après lui aucune pièce d'éloquence, il mérite bien cependant d'être mis à la tête des orateurs grecs; d'autant plus que, selon Ĉi

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