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constant par Plutarque que la cause de la guerre doit être imputée à l'ambition démesurée des Athéniens, qui affectaient une domination universelle. Il est beau à Thucydide d'avoir sacrifié la gloire de sa patrie à l'amour de la vérité : qualité qui est le mérite le plus essentiel, et qui fait l'éloge le plus parfait d'un historien.

<«<< Troisièmement, Hérodote, comprenant qu'un long récit d'une même matière, quelque agréable qu'elle puisse être, peut devenir ennuyeux au lecteur, a varié son ouvrage, à la manière d'Homère, par des épisodes et des digressions qui y jettent beaucoup d'agrément. Thucydide, au contraire, toujours uniforme et sur le même ton, pousse son sujet sans se laisser le temps de respirer, entassant combats sur combats, préparatifs sur préparatifs, harangues sur harangues, et morcelant pour ainsi dire par campagnes des actions qui pouvaient être montrées dans leur tout avec plus de grace et de clarté. »

Il semble que Denys d'Halicarnasse n'a pas fait assez d'attention à la sévérité des lois de l'histoire, et qu'il a presque cru pouvoir juger d'un historien comme d'un poète. Bien des gens reprochent à Hérodote ses longues et fréquentes digressions, comme un défaut considérable en fait d'histoire. Je suis bien éloigné de penser ainsi. Elles devaient être fort agréables aux Grecs dans un temps où l'histoire des peuples dont il y est parlé leur était absolument inconnue. Mais je suis encore plus éloigné de blâmer la conduite et le plan de Thucydide, qui ne perd presque jamais de vue son sujet : car c'est une des principales règles de l'his

toire, et à laquelle on ne doit jamais donner d'atteinte sans une raison bien pressante.

Quatrièmement, Thucydide, attaché religieusement à la vérité, qui doit être le fondement de l'histoire, et qui est certainement la première et la plus essentielle qualité d'un historien, n'insère rien de fabuleux dans son histoire, ne songe point à l'embellir ni à l'égayer par des récits de faits et d'événements qui tiennent du merveilleux, et n'y fait point intervenir à toute occasion le ministère des dieux et des déesses par les songes, les oracles et les prodiges : en quoi il l'emporte incontestablement sur Hérodote, peu délicat et peu précautionné sur plusieurs faits qu'il avance, et crédule pour l'ordinaire jusqu'à la faiblesse et jusqu'à la superstition.

Cinquièmement, si l'on en croit Denys d'Halicarnasse, on reconnaît dans les écrits de Thucydide un caractère de tristesse et de dureté naturelle, que son exil avait encore aigri et irrité. Il est exact à faire sentir toutes les fautes des généraux et toutes leurs fausses démarches; et s'il montre quelquefois leurs bonnes qualités et leurs heureux succès, car souvent il les passe sous silence, il semble que c'est à regret et

comme malgré lui.

Je ne sais si ce reproche est fondé; mais la lecture que j'ai faite de Thucydide ne m'en a point laissé cette idée. J'ai bien senti que la matière était triste, mais non l'historien. Denys d'Halicarnasse trouve dans Hérodote une disposition tout opposée, c'est-à-dire un caractère de bonté et de douceur toujours égal, et une extrême sensibilité aux biens et aux maux de sa patrie.

Tome X1. Hist. anc.

ΙΟ

2. Examen de l'élocution.

On peut considérer plusieurs choses dans ce qui regarde l'élocution.

La pureté, la propriété, l'élégance du langage. Ces qualités sont communes à nos deux historiens, qui y ont également excellé, mais en se tenant toujours dans la noble simplicité de la nature. Il est remarquable, dit Cicéron, que ces deux auteurs, contemporains des sophistes, qui avaient introduit un style fleuri, peigné, ajusté, et que Socrate, pour cette raison, appelait λoyodandáλous, n'aient jamais donné dans ces petits ou plutôt frivoles ornements.

L'étendue ou la briéveté du style. C'est ici ce qui les distingue et les caractérise particulièrement. Le style d'Hérodote est doux, coulant, étendu; celui de Thucydide vif, concis, véhément. « L'un, pour me servir << des termes de Cicéron, est semblable à un fleuve

tranquille qui roule ses eaux avec majesté; l'autre «< à un torrent impétueux, et pour parler de guerre il Orat. n. 39. « semble entonner la trompette. » Alter sine ullis salebris quasi sedatus amnis fluit: alter incitatior fertur, et de bellicis rebus canit etiam quodammodò bellicum.

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Thucydide est si plein de choses, que chez lui le nom«<bre des pensées égale presque celui des mots; et << en même temps il est si juste et si serré pour l'élocu<< tion, qu'on ne sait si ce sont les mots qui ornent les

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Qui Lib. 2,

pensées, ou les pensées qui ornent les mots. » (Thucydides) ita creber est rerum frequentia, ut verborum propè numerum sententiarum numero consequatur; ita porrò verbis aptus et pressus, ut nescias utrùm res oratione, an verba sententiis illustrentur. Ce style brusque, pour ainsi dire, est merveilleusement propre pour donner de la force et de l'énergie au discours, mais il y jette ordinairement beaucoup d'obscurité : et c'est ce qui est arrivé à Thucydide, surtout dans les harangues, qui sont, en beaucoup d'endroits, presque inintelligibles. Ipsæ illæ conciones ita multas habent obscuras abditasque sententias, vix ut intelligantur. De sorte que la lecture de cet auteur demande une attention suivie, et devient une étude sérieuse. Au reste, il n'est pas étonnant que Thucydide, faisant allusion dans ses harangues à plusieurs circonstances notoires dans le temps, et devenues inconnues dans la suite, laisse des obscurités dans l'esprit des lec teurs, éloignés, par tant de siècles, de ces événements; mais ce n'en est pas là la principale cause.

Ce qui vient d'être dit montre ce qu'il faut penser de nos deux historiens par rapport aux passions, qui dominent, comme on le sait, dans l'éloquence, et en font le principal mérite. Hérodote réussit dans celles qui demandent de la douceur et de l'insinuation, Thucydide dans les passions fortes et véhémentes.

On trouve des harangues dans l'un et dans l'autre ; mais elles sont plus rares et plus fortes dans le premier. Denys d'Halicarnasse trouve un défaut dans celles de Thucydide: c'est qu'elles sont uniformes et toujours sur le même ton, et que les caractères y sont mal observés ; au lieu qu'Hérodote garde mieux les bienséances. Il est

de Orat. n. 56.

Orat. n. 30.

cap. 1.

des personnes qui blâment en général dans l'histoire les harangues, surtout celles qui sont directes. J'ai répondu ailleurs à cette objection.

Je terminerai cet article, qui est devenu plus long que je ne pensais, par l'élégant et judicieux caractère que trace Quintilien de nos deux auteurs, dans lequel il réunit une partie de ce qui a été dit jusqu'ici. HisQuintil.l.10, toriam multi scripsere, sed nemo dubitat duos longè cæteris præferendos, quorum diversa virtus laudem penè est parem consecuta. Densus, et brevis, et semper instans sibi Thucydides : dulcis, et candidus, et fusus Herodotus. Ille concitatis, hic remissis affectibus melior: ille concionibus, hic sermonibus: ille vi, hic voluptate. « La Grèce a eu plusieurs historiens célèbres; << mais on convient qu'il y en a deux qui sont fort au<< dessus des autres, et qui, par des qualités différentes, << ont acquis une gloire presque égale. L'un concis, << serré, toujours pressé d'arriver à son but ; c'est Thucydide : l'autre doux, clair, étendu; c'est Hérodote. « L'un est plus propre pour les passions véhémentes, << l'autre pour celles qui demandent de l'insinuation. << L'un réussit dans les harangues, l'autre dans les dis<«< cours ordinaires. Le premier entraîne par la force, le << second attire par le plaisir. » Ce qui ajoute, ce me semble, beaucoup au mérite d'Hérodote et de Thucydide, c'est qu'ayant peu de modèles qu'ils pussent <«< suivre, ils ont néanmoins tous deux porté l'histoire « à sa perfection par une route différente 1.

I

L'estime générale des anciens pour ces deux auteurs

1 Instans sibi est difficile à rendre; c'est-à-dire, qu'il est toujours pressé, qu'il se hâte d'aller à son

but, qu'il y tend continuellement, sans le perdre de vue, sans se détourner, sans s'amuser.

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