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catastrophe, et une lecture réfléchie de cet écrit peut faire embrasser, pour ainsi dire à la fois, ces trois grandes époques de l'histoire de la république romaine.

Les peuples germains, dans leurs émigrations et par leurs établissemens, que précédèrent tant de ravages, apportèrent à la Gaule, à l'Italie et à l'Espagne, des usages que les siècles n'ont pas encore effacés, et ont imprimé à leurs lois et à leurs gouvernemens un caractère qui subsiste, même encore aujourd'hui, plus ou moins fidèlement conservé, et que l'on reconnaît presque en entier dans les commencemens de la monarchie française.

Ceux de ces peuples qui restèrent dans leur patrie y ont maintenu leurs coutumes, que l'on retrouve encore aujourd'hui plus ou moins altérées1; leurs mœurs présentent aussi quelques rapprochemens avec celles des différentes nations sauvages de l'Asie, de l'Afrique et de l'Amérique.

J'ai eu pour but dans cet ouvrage d'établir quelquesuns de ces rapprochemens, et de marquer en même temps ce que Tacite s'est proposé de blâmer dans le siècle où il écrivait, et de louer dans les premiers temps

Voyez le Voyage dans le Saterland, l'Ost-Frise, par J. Hoche, Brême, 1800. Ce voyage, écrit en allemand, n'a pas été traduit

de la république. C'est ainsi que sera confirmé le jugement prononcé sur cet ouvrage de Tacite par l'illustre Montesquieu, jugement que j'ai pris pour épigraphe, et qui m'a conduit à la plupart de ces recherches.

Il serait inutile de faire l'éloge de ce chef-d'œuvre : l'antiquité n'en a produit nul autre de ce genre, et il n'en a point paru dans les temps modernes qui lui soit comparable : aucun autre ouvrage des anciens n'a été écrit dans ce style. C'est le style de Tacite, mais avec une nuance particulière toujours soutenue: écrivant en prose, Tacite y est beaucoup plus concis que Perse dans ses satires, quoique Perse ait passé jusqu'à ce jour pour le plus concis de tous les écrivains; et Tacite a cet avantage sur l'auteur des satires, que sa pensée n'est presque jamais obscure. Le manuscrit ayant éprouvé peu d'altération, le sens y est en général clair, et je dirai même facile. Le style n'a aucune dureté; il est toujours serré, toujours rapide, sans jamais être brusque; il y règne même quelquefois un abandon, une simplicité qui étonne et charme l'esprit: mais avec quelle sensibilité Tacite parle d'une patrie, avec quelle candeur des vertus, avec quelle éloquence des Bataves, des Cimbres, de Rome et de l'Empire! L'historien prouve particulièrement ici combien il connaissait à fond l'art des transitions: quoiqu'il parcoure

incessamment des sujets différens, il sait toujours en lier le récit, quelquefois par une pensée, souvent même par un mot. Dans la première partie il règne un ordre admirable dont la table sommaire donnera une juste idée. La manière dont il décrit ces peuples nouveaux et si peu connus doit être un modèle de méthode dans toute description géographique : il passe de l'un à l'autre par un enchaînement insensible; le Rhin et le Danube lui servent d'abord de guides, et c'est en suivant ces fleuves qu'il dépeint tour à tour les nations qui en habitent les rives; et après avoir fait connaître le caractère des Germains en général, il indique tous les traits caractéristiques particuliers à chacune de ces nations sauvages.

Quelques personnes ont pensé que Tacite avait fait cet ouvrage plutôt d'après son imagination que d'après des renseignemens exacts. Sans doute la Germanie n'était pas connue des anciens autant que nous la connaissons aujourd'hui; mais lorsqu'on retrouve, après dixsept siècles, les mœurs et les usages décrits par Tacite,

non-seulement dans ces contrées, mais même dans les pays où se sont transportés ces peuples conquérans, faut-il d'autres preuves de l'extrême exactitude de leur historien? Il en résulte même le plus grand éloge que l'on puisse faire de sa sagacité, puisqu'il est prouvé par

cela même que Tacite a su saisir, au milieu d'une foule

de récits

que l'on faisait sans doute alors de ces nations nouvelles, les traits principaux qui devaient constituer à jamais le caractère de ces peuples.

Sans contredit cet ouvrage est satirique, mais la satire y est toujours indirecte : pas une seule apostrophe; ce ne sont point les transports de Juvénal, ni les plaintes de Perse, ni les honteuses peintures de Pétrone; et l'on reconnaît ici cette sagesse qui brille dans tous les écrits de Tacite..

On pourra trouver les notes trop nombreuses; j'avouerai même que c'est avec quelque peine que j'ai surchargé de tant d'accessoires un écrit dont la plus grande beauté est sa simplicité. Mais j'ai cru qu'il serait de quelque intérêt de voir réunie à ces descriptions rapides de tant de peuples non civilisés, une partie de la suite de leur histoire, et d'établir quelques rapprochemens entre leurs mœurs et celles d'autres nations du globe.

Cet ouvrage si court dut étonner les Romains : ils y trouvèrent l'histoire concise et exacte d'une foule de hordes de barbares, qui chaque jour menaçaient, pressaient, assiégeaient les vastes frontières de leur empire; ils y trouvèrent aussi la satire de leurs déréglemens; à chaque phrase le reproche ressort, pour ainsi dire, et le moraliste paraît sans cesse à côté de l'historien.

Déjà la vieillesse n'était plus honorée à Rome, le mariage n'était plus qu'un vain noeud; les droits sacrés de la paternité étaient méconnus; une femme avait osé prendre un dixième mari; on y riait des vices, et cela s'appelait vivre suivant le siècle; on faisait des testamens, on déshéritait ses proches; les excès de la table étaient portés au dernier degré; les descendans des plus illustres familles paraissaient sur le théâtre; aux exercices du Cirque succédèrent des jeux pleins de mollesse et de licence; des affranchis occupaient les places les plus éminentes; les règles de l'ancienne discipline étaient méprisées; les Romains étaient sans cesse battus, et l'on faisait sans cesse des représentations de faux triomphes: Domitien, toujours vaincu en Germanie, prenait le titre pompeux de Germanique;

et ces fleuves où les Romains s'étaient avancés autrefois en repoussant les barbares ne semblaient plus que des objets de conversation et d'ancien souvenir; les maximes d'état étaient mises en oubli, et non-seulement Rome avait un maître absolu, mais une femme osait s'asseoir sur le trône, à côté de l'empereur, et faisait porter les aigles devant elle; enfin les parentes les plus débauchées des Césars étaient mises au rang des déesses. Je viens d'indiquer en peu de mots tous les vices qui peuvent entraîner la ruine d'un état : telle est, en ré

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