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ouvrage. Il roule sur un sujet tout à fait intime, plus biographique que littéraire, dont l'ancienne critique, occupée surtout des écrits, ne s'inquiétait guère, et digne d'allécher la critique moderne, curieuse par-dessus tout de la vie des écrivains. Montaigne as a lover, Montaigne considéré comme amant, » tel est le titre de ce chapitre. Sur ce point délicat de ses amours, l'auteur des Essais ne nous a laissé que des demi-confidences. C'est une des rares matières où il recommande, que dis-je? où il observe la discrétion. Dans un siècle singulièrement relâché, le seigneur de Montaigne se piquait, en galanterie, d'une bonne foi et d'une retenue supérieures à la morale du temps, supérieures même, s'il faut l'en croire, aux voeux des femmes qu'il aimait. A ce point, écrit-il, qu'elles m'eussent dispensé d'une si grande délicatesse, et que, si elles ont eu à se plaindre de mon amour, c'est de l'avoir trouvé sottement consciencieux. Toutefois, ce serait flatter Montaigne que de faire honneur de cette réserve amoureuse uniquement à sa prud'homie. Cet honnête sentiment était heureusement secondé par une tiédeur de nature qui, sans exclure le goût du plaisir, lui faisait préférer parmi les amours « les respectueuses et les craintives, celles qui s'étendent en préambules, » et, de son propre aveu, le rendait capable de résister à des épreuves que les saints d'ordinaire peuvent seuls surmonter. M. B. Saint-John a fidèlement représenté Montaigne, as a lover, sous ces traits empruntés aux Essais. Tant qu'il se borne à les citer et à les commenter, il est d'une exactitude irréprochable. Mais répéter sur un si attrayant sujet ce que Montaigne a dit, c'est le moindre plaisir le plus vif, le plus rare, ce serait de deviner ce qu'il ne nous dit pas. « Il y a, dit poétiquement notre biographe, des temps où tous les esprits, sauf les esprits pratiques, recherchent les faits cachés de l'histoire de préférence aux faits apparents, comme aux couleurs ou

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à la forme d'une fleur on préfère parfois son parfum. Notre siècle, à ce qu'il paraît, est un de ces temps, et M. B. Saint-John un de ces esprits. Il tient pour assuré que, sans compter les liaisons passagères et de pure fantaisie, Montaigne a eu un amour, un amour profond et malheureux, dont il a gardé jusqu'à la fin une cicatrice au cœur, visible à des yeux exercés. Cette maîtresse cruelle et préférée, Montaigne ne la nomme pas; je l'ai vainement cherchée partout dans les Essais, sur l'invitation de M. B. Saint-John: j'avoue n'en avoir pas découvert le plus léger vestige. Lui, plus clairvoyant, l'aperçoit dans les souvenirs les plus vagues, dans les allusions les plus générales, et jusque dans les médisances de Montaigne contre le sexe féminin, jouissances vindicatives d'une âme endolorie. Vers cette image partout présente et toujours fugitive, M. B. Saint-John étend sans cesse les bras, et, désespérant de la saisir: « J'aurais voulu, dit-il, la découvrir, l'inventer, la créer, la dégager du chaos des allusions obscures et des confidences inachevées, la faire luire comme un rayon de lumière sous les voiles du style. Mais j'ai craint, en suivant ses traces, de me perdre dans le roman, et j'ai laissé fuir le fantôme1....» Scrupule tout à fait sage, mais qui n'empêche pas M. B. Saint-John de donner à ce fantôme un dernier regard avant qu'il disparaisse, et d'en esquisser les premiers traits: « Cette maîtresse de Montaigne, c'est une étoile solitaire. Nous ne l'apercevons que réfléchie dans les profondeurs de son âme, et nous ne pouvons dire à quelle constellation elle appartient; mais soyons assurés qu'elle était belle.... » Après tout, en affirmant sa beauté, M. B. Saint-John ne se compromet pas. Toutes les étoiles de Montaigne, solitaires ou non, étaient tenues d'être belles. Montaigne nous avertit qu'il faisait grand compte de l'es

1. Tome I, p. 112.

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prit dans les femmes, mais pourvu que le corps n'en fût pas à dire car, à répondre en conscience, si l'une ou l'autre des deux beautés devait nécessairement y faillir, j'eusse choisi de quitter plutôt la spirituelle: elle a son usage en meilleure chose; mais au sujet de l'amour, sujet qui principalement se rapporte à la vue.... on fait quelque chose sans les grâces de l'esprit, rien sans les grâces corporelles. » Voilà une préférence hautement avouée, qui n'a rien de platonique, et qui, si j'avais l'honneur d'être biographe de Montaigne, me corrigerait de chercher dans ses amours un mystère et un roman.

J'ai peut-être mauvaise grâce à insister sur ce chapitre. de M. B. Saint-John; mais, dans la critique littéraire, il faut se défier de l'imagination. On a beau laisser fuir les fantômes qu'elle enfante et faire vœu d'éviter la fiction, on se laisse entraîner. Que M. B. Saint-John se soit plu à former de ses mains cette maîtresse de Montaigne, belle plutôt que spirituelle, et moins aimante qu'aimée, je ne m'en plaindrais pas : c'est une conjecture peut-être inutile, mais innocente et possible. Montaigne a pu trouver une cruelle et ne pas s'en vanter. Seulement, sur cette pente de l'imagination, on ne s'arrête pas où l'on veut. Montaigne aime et n'est pas aimé; de là une blessure au cœur, secrète, mal guérie, selon M. B. Saint-John; de là, continuet-il, une mélancolie profonde cachée sous l'enjouement. « Cette tristesse intérieure qui se répand dans les Essais et comprime l'allégresse des plus riantes pensées, on ne l'a jamais assez remarquée, et c'est peut-être cependant ce qui nous attache le plus à Montaigne, malgré sa mondanité, ses doutes désespérés, sa douce hypocrisie, son accent de commode égoïsme, son inconsistance et sa vanité. Nous sentons que lui aussi il a eu sa part de cette mélancolie dévorante qui, déguisée sous l'ironie et souvent née de notre pitié pour nous-même, s'élève quelquefois jusqu'à la

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pitié pour l'humanité et forme le trait caractéristique des plus grands types de la littérature et de l'art moderne. » De là, en effet, un Montaigne tout à fait moderne, shakspearien, byronien, gémissant en secret sur lui-même et sur l'univers, et marqué de ce sceau distinctif de la mélancolie romantique qu'on n'avait pas aperçu jusqu'ici, comme dit M. B. Saint-John, peut-être parce que Montaigne n'a trompé ni personne ni lui-même quand il a écrit sur la tristesse ces lignes dignes d'être méditées par les biographes anglais : « Je suis des plus exempts de cette passion et ne l'aime ni ne l'estime, quoique le monde ait entrepris de l'honorer de faveur particulière. » Ainsi parlait il y a deux siècles et demi le très-philosophe auteur des Essais. Que dirait-il aujourd'hui, s'il pouvait se voir dans le miroir de M. B. Saint-John, avec ce nuage sur le front et ce glaive d'amour enfoncé dans le cœur jusqu'à la garde? Y reconnaîtrait-il le paisible épicurien qui,« aimant la vie telle qu'il a plu à Dieu de nous l'octroyer, » et « croyant faire tort à ce tout-puissant donneur de refuser ses dons,» aimait les femmes, parce que Dieu en a fait de belles et d'aimables, définissait l'amour une « agitation éveillée, vive et gaie, et, dans les doux commerces, prenait pour devise, comme la perfection de l'art d'aimer: « un peu d'émotion et point de rêverie?» Certes Montaigne requerrait son biographe de ne pas pourtraire si sombre et si dolent: Reddas ridere decorum, << rendez-moi mon sourire,» lui dirait-il, en citant un de ses bons amis qui n'était pas non plus un amoureux mélancolique; après quoi il rendrait grâce à M. B. Saint-John de l'avoir si au long déduit et raconté avec tant de labeur et de bonne fortune, et ne manquerait pas de lui dire qu'il a fait un livre délectable et profitable, plein de suc et de substance, et dont un chacun saura bien « tirer cuisse ou aile. » (Journal des Débats, 16 juin 1858.)

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ROMÉO ET JULIETTE,

étude sur Shakspeare, par M. Jacques Demogeot.

Shakspeare est un des écrivains les plus difficiles à imiter. Il y a deux hommes en lui: le moraliste et le poëte dramatique. Le moraliste peint les caractères et les passions humaines avec beaucoup de netteté et de profondeur; le poëte dispose l'appareil extérieur de son drame avec l'art le plus compliqué. Le fond des pièces de Shakspeare, c'està-dire la peinture de l'homme, est simple et vrai; la forme, c'est-à-dire la combinaison des événements qui permettent à l'homme de déployer librement son caractère et ses passions, est pleine d'incidents, d'évolutions, de mouvements de scène, qui font passer en un clin d'œil sous nos yeux des personnages, des faits et des lieux différents : le contraste entre la simplicité du fond et la complication de la forme. tient à la nature même du drame, tel que l'a conçu Shakspeare. La lutte de l'àme humaine avec les événements, ou plutôt, comme l'a dit excellemment M. Guizot, le duel entre la puissance de l'homme et la puissance du sort, voilà tout son théâtre, et c'est pour cela que, lorsqu'il a conçu un caractère humain, avec cette forte simplicité qui est le fond même de ses héros, il l'enveloppe dans un réseau d'événements qui s'entrelacent autour de lui et forment le tissu extérieur du drame. La liberté humaine se débat avec majesté dans les filets du destin : l'image de la fable de La Fontaine, le lion pris dans les rets, pourrait être le frontispice des œuvres de Shakspeare. Il résulte de cette conception si originale du drame, que, par la peinture de l'homme, Shakspeare frappe la raison et touche le cœur, et que, par le mouvement prodigieux des événements, il attache, en

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