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tina. Or celle-ci, s'étant endormie dans le temple, se vit en songe entre les bras du dieu, qui lui dit que le premier jeune homme qu'elle rencontrerait en sortant lui payerait la dette d'Hercule. Et en effet elle rencontra un jeune homme fort riche nommé Tarutius, qui, après avoir vécu fort longtemps avec elle, mourut en lui laissant tous ses biens. Maîtresse d'une grande fortune, Laurentina, pour ne pas être ingrate envers le ciel, institua le peuple romain son héritier; puis elle disparut, et l'on trouva son testament, en faveur duquel on lui décerna les honneurs divins 1. »

Voilà de quelle façon leste et piquante saint Augustin raconte l'origine des dieux; qu'est-ce donc quand il entre dans le détail de leurs attributions, et quand il énumère, par exemple, ceux qui accompagnent l'épousée sous le toit conjugal, « pour aider la jeune fille pâle et tremblante à faire le sacrifice, » et qu'il définit avec une vivacité d'expression trop pittoresque et une précision médiocrement chaste les fonctions de la déesse Virginiensis, « qui dénoue la ceinture, » du père Subigus, qui met la vierge aux bras du mari, de la déesse Prema qui l'empêche de se débattre, et de la déesse Pertunda.... Mais tout est saint aux saints, selon le vieil adage; c'est ce qui permet à saint Augustin d'achever la description; c'est ce qui me force à l'interrompre. Toujours est-il que ce n'est pas dans ce style que Bossuet écrit le Traité de la concupiscence et les pages admirables de l'Histoire universelle sur la corruption des païens. J'insisterais sur cette comparaison, mais M. Saint-Marc Girardin vient de promettre à nos lecteurs de rapprocher saint Augustin et Bossuet, et je ne veux pas m'exposer à mal faire ce qu'il fera si bien.

1. Je dois cette traduction si vive et si élégante à l'amitié de M. Saisset, professeur au Collège de France, qui achève en ce moment un beau travail sur la Cité de Dieu.

Voilà, disais-je, ce que des juges sévères reprochent aux Pères de l'Église : l'ironie, la satire, les plaisanteries désavouées par la décence, comme le luxe de leur rhétorique l'est quelquefois par le goût, et la subtilité de leurs arguments par la raison. Mais ce sont là surtout les fautes de leur siècle; j'ajouterai même : ce sont les avantages et peut-être les calculs de leur polémique. Les Pères n'ignoraient pas que les procédés de persuasion varient selon les temps. Telle époque, par exemple, a besoin qu'on lui parle le langage de la raison; telle autre, celui de l'imagination et du sentiment; telle autre, celui de la satire. Au commencement de ce siècle, deux apologies du christianisme parurent l'une concise, solide, nourrie de raisonnements et de faits, armée d'une méthode vraiment philosophique, et sans autre ornement que sa simplicité; la seconde, brillante, romanesque, séduisante et chimérique comme les rêves de la poésie. L'imagination des hommes, desséchée longtemps au souffle aride du XVIII siècle, fut insensible à la calme parole de l'évêque de Nantes, M. Duvoisin, et se laissa prendre aux enchantements du Génie du christianisme. M. de Chateaubriand persuada, pour un temps sans doute, mais enfin il persuada, précisément parce qu'il ne prouvait pas. La Démonstration évangélique, qui prouvait trop bien, fut oubliée. Les Pères, avec un discernement admirable de l'opinion de leur temps, comprenaient qu'il ne s'agissait nullement pour eux d'être, comme nous disons aujourd'hui, compréhensifs, et de rendre impartialement justice même aux idées que l'on combat. Saint Augustin écrivait pour tout le monde, et les Africains de Tagaste, de Carthage et de Madaure n'étaient pas de grands éclectiques comme nous. Aussi l'effort perpétuel de saint Augustin et des Pères est-il de renverser par l'ironie et la satire les dieux du paganisme, qui, détrônés dans le cœur des hommes, régnaient encore dans

leur imagination. Il fallait en effet, pour achever la conversion des païens, convertir leur imagination même, et rendre ridicules à leurs yeux ces divinités que la muse antique avait faites si belle sinon un culte poétique de l'esprit aurait survécu à la ruine de la croyance, et les peuples, désabusés du dogme, auraient conservé l'idolâtrie païenne de la beauté. Quand saint Paul prêcha dans Ephèse l'adoration en esprit d'un Dieu unique, les ouvriers se répandirent en désordre dans les rues en criant : « La grande Diane d'Ephèse ! la grande Diane d'Ephèse! » Ce n'était pas là seulement le cri des intérêts alarmés, M. Charpentier le reconnaît; c'était le cri de l'art menacé. Proscrire, dit-il avec raison, le culte matériel des dieux, c'était attaquer le peuple grec dans sa foi religieuse et dans sa passion d'artiste. Il fallait, pour que les païens devinssent vraiment chrétiens, que les dieux charmants de Phidias ou de Praxitèle ne fussent plus à leurs yeux qu'une pierre misérable, ou un vil bois que

Les vers sur leurs autels consumaient tous les jours.

C'est ce qui aiguise à chaque instant l'ironie de saint Augustin; c'est ce qui égaye, quelquefois jusqu'au jeu de mots, la gravité d'Origène; c'est ce qui déride la science de saint Clément d'Alexandrie; c'est ce qui arrache à Minucius Félix cette description insultante: « Les hirondelles se posent sur la tête de vos dieux; si vous ne les chassez, elles feront leur nid et leurs ordures dans leurs bouches divines; l'araignée couvre leurs faces de sa toile, et ces dieux que vous nettoyez sans cesse, vous en avez peur! » L'illusion de l'idolâtrie une fois dissipée, le culte poétique de la beauté mortellement atteint par le ridicule, les dieux doublement vaincus dans la croyance et dans l'imagination des hommes, c'en était fait du paganisme.

Voilà la double défaite que M. Charpentier raconte avec

beaucoup de science et de talent; voilà sur quelles ruines il nous montre la société chrétienne naissant et grandissant à la voix des Pères, et finissant bientôt par embrasser le monde. Il m'était impossible d'examiner toutes les questions comprises dans ce bel ouvrage; j'ai choisi les plus intéressantes, celles qui se rattachaient de plus près à l'objet principal de M. Charpentier.

Je regrette de ne pouvoir qu'indiquer, en terminant, ses remarquables chapitres sur la légende et la poésie chrétienne, sur la tradition littéraire du christianisme, et principalement sur la comparaison des deux Églises. Le génie propre à chacunes d'elles y est défini avec une rare justesse, et une main savante autant que délicate pouvait seule marquer avec tant de précision l'influence des Pères latins sur les Pères de l'Église grecque. Je regrette aussi, dois-je le lui avouer? de n'avoir plus la place de combattre son ingénieux paradoxe sur cette transformation de la littérature et de la langue latine aux premiers siècles de l'Église, qu'il faut appeler, selon lui, non pas une décadence, mais la substitution de l'idiome indigène et primitif à l'idiome étranger. Il croit, en effet, que la langue des Pères, c'est la langue de l'ancienne Rome, qui ressuscite après coup sur les débris de cette littérature savante, plaquée pour ainsi dire à la surface du génie romain par l'imitation factice de la Grèce; ce qui le conduit à regarder le siècle d'Auguste comme un heureux accident, la littérature classique de Rome comme une plante parasite, et la littérature chrétienne comme le rejeton véritable du vieil arbre rajeuni. Mais je me reprocherais de discuter la seule idée peut-être qui manque de vérité dans le livre de M. Charpentier, quand je ne puis louer toutes celles qui ont à la fois la nouveauté et la justesse. Ce qui me console d'être si incomplet dans la louange, c'est qu'au risque de paraître m'occuper des Pères de l'Église plus que de M. Char

pentier lui-même, j'ai cherché à donner au lecteur la substance de son livre, certain d'ailleurs que l'auteur me saurait encore plus de gré de communiquer ses idées que de vanter son remarquable talent. Les livres comme les siens sont les réservoirs des idées; les critiques ne sont, pour appliquer ici le mot Bossuet, que les fontaines publiques destinées à les répandre.

(Journal des Débats, 15 et 29 décembre 1853.)

L'ÉLOQUENCE DES PÈRES DE L'ÉGLISE.

Fragment du discours d'ouverture, prononcé dans la chaire d'éloquence latine du collège de France, le 27 janvier 1857.

I

Il y a deux sortes d'éloquence, l'éloquence spéculative et l'éloquence d'action. L'éloquence spéculative cherche son objet dans les plus graves problèmes que la pensée humaine se puisse poser : l'existence de Dieu, les rapports du Créateur avec la créature, la destinée de l'homme, sa fin icibas, son espérance dans une autre vie, le souverain bien, la théorie des devoirs. Aux époques où la liberté est exilée de la terre, cette éloquence est la seule qui soit permise aux âmes généreuses, l'éloquence politique étant, comme dit Tacite, pacifiée, et l'éloquence judiciaire s'enfermant dans des intérêts trop terrestres pour offrir une satisfaction aux besoins éternels de l'âme. L'éloquence spéculative devient alors l'asile de l'homme qui, pour échapper à la servitude du monde matériel, se réfugie dans l'indépendance du

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